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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:07

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Publié en 2006 chez Cartea Româneasca, à Bucarest, Cinci nori coloraţi pe cerul de răsărit (Cinq nuages colorés dans le ciel du Soleil Levant) est un roman à intrigue policière qui crée des personnages très attachants, aux identités marquées par la migration et par la double appartenance. Deux Roumains, l’informaticien Darie et sa compatriote Lili, une prostituée de luxe, se rencontrent à Tokyo où ils travaillent. Leurs chemins croisent ceux d’un richissime couple de Japonais, dans une sorte de chassé-croisé amoureux non dénué de danger.  

 

Le silence est absolu sur l’étendue du tatami. Douze paires de joueurs assis de façon formelle,N7 se faisant face dans l’espace désigné pour chaque couple, attendent dans une immobilité statuaire le signal qui annonce le début du jeu. Le silence accablant qui règne dans la salle confère au moment une solennité sacrée. Dans la vaste pièce parée pour la fête flotte une ambiance irréelle, comme issue d’anciennes estampes japonaises. L’élégance des joueurs assis sur le tatami est parfaite. Les couleurs des kimonos des participants se déploient des tons sombres arborés par les femmes âgées vers les tons clairs et vifs de l’habit des plus jeunes. Quelque chose de la splendeur de l’époque Heian, où le jeu de société uta karuta aurait été joué pour la première fois, flotte dans la salle comme une buée imperceptible, pourtant déchirante. Les hommes sont eux aussi habillés sobrement, de hakama gris et noirs. Le regard des juges, qui se tiennent légèrement penchés, semble fixé dans une concentration extrême mais sereine sur la surface restée libre devant chaque couple, où les cartes de jeu sont disposées dans un ordre précis.

Tout le monde attend. Un homme assez âgé, habillé d’un hakama, assis sur un coussin au-devant de la salle, surveille la scène attentivement. Il tient dans sa main tendue plusieurs cartes de jeu. Subitement, sans aucune introduction, il commence à chanter : Ariake no… Sa voix légèrement rauque, trahissant son âge avancé, module le rythme avec une excellente maîtrise des tons, atteignant progressivement à la fin de chaque vers une tonalité difficilement envisageable pour une voix humaine. Tsurenaku mieshi… Wakare yori… Lorsque l’écho de la dernière syllabe s’éteint, résonnant longuement sur la hauteur vertigineuse où l’avait élevé le chanteur, les joueurs se déchainent fébrilement, cherchant parmi les cartes rangées devant eux les deux vers qui achèvent le poème waka, dont le début avait été lancé par le meneur de jeu.

La collection de poèmes Hyakunin Isshu, rassemblée par le noble Fujuwara no Teika aux environ de l’an 1235, contient cent poèmes waka, dont la structure métrique est de 5-7-5-7-7. Le jeu de uta karuta est structurellement très simple. Le chanteur reçoit cent des deux cents cartes d’une série, le reste étant distribué à un couple de joueurs, 50 pour chaque partenaire. Ces 50 cartes contiennent seulement deux vers du poème waka. Le chanteur récite les trois premiers vers du poème, tandis que les joueurs penchés sur les cartes distribuées sur le tatami devront trouver les deux derniers vers.

 

 

Le premier

 

Si je devais imaginer un pays dont les habitants auraient un penchant particulier pour le contour invisibles des choses, qu’ils s’évertueraient à amener vers la lumière et à rendre perceptible à l'aide d’un sens inné, particulier, un pays dont les habitants auraient colonisé les horizons ardus de la métaphysique pour finalement restituer au monde, prêts à être habités, ces territoires jusqu'alors cachés à l'expérience ; si je devais imaginer que, parallèlement à la vie des humains, les objets mèneraient dans ce pays-là une existence paisible et clandestine, aussi réelle que la réalité elle-même et sur laquelle ils exerceraient une influence mystérieuse et légitime, le nom imaginé d'un tel pays serait le Japon. De plus, si je devais imaginer le ciel de ce pays-là pour lui donner une couleur assortie à sa représentation, je penserais aussitôt au ciel gris qui couvre Tokyo comme une cloche en aluminium et, de temps à autre, aux nuages colorés et transparents du ciel oriental.

Pourquoi les gens ne peuvent-ils être des logiciels, me demandait Lili, pour que toi-même ou bien quelqu'un d’autre puisse les reconfigurer facilement quand quelque chose ne va pas, en leur donnant ainsi une nouvelle existence ?! Si j'étais l'un des programmes que tu crées sur l'ordinateur, m'écrivait-elle, je te demanderais de modifier toutes mes données, d'effacer quelques fichiers, de les remplacer par d'autres, d'installer, par exemple, à la place du cœur un organe différent, un œil peut-être, le nez, une oreille, la langue, n'importe quoi, pourvu qu’il soit doué d’un sens qui m'avertisse qu’aimer fait mal, que cela ne correspond pas aux fonctions normales qui nous permettent de vivre au quotidien et, implicitement, qu’il me mette hors d’atteinte. Ma chère Lili, si la réalité avait été l'un de mes logiciels, je serais intervenu dans sa configuration et, si cela n’avait tenu qu’à moi, je n'aurais permis pour rien au monde que les choses se passent ainsi. Si les objets autour de moi pouvaient parler ! Ils me diraient alors ce qui s'est passé dans cette pièce avant ta disparition. Au Japon tous les objets s'expriment dans une langue qui devient compréhensible lorsque les bruits du monde s'estompent, tout comme maintenant quand j'essaie de rédiger une déposition de plus, différente des deux précédentes que j'ai signées devant mes enquêteurs. Ce n'est pas du tout facile, car mes pensées, malgré la logique et la raison que je voudrais leur insuffler, se heurtent, silencieuses et monotones, à la tristesse qui ravage mon cœur avec la force d'un incendie.

J'essaie de me concentrer sur les objets qui m'entourent, j'essaie de les faire parler et, par la force du regard, de les arracher à la métaphysique muette et agressive où les a installés l'ordre intrinsèque et immuable de la réalité. Je n'y parviens pas. Je pense ensuite à l'écharpe que tu as prise, vraisemblablement lors de ta dernière incursion dans mon appartement. Tu l’as toujours aimée, cette écharpe dont je ne voulais pas me séparer pour des raisons sentimentales. Je me demande pourquoi tu l’as prise alors que j'avais tant de fois refusé de te la donner, même si j’adoucissais mon refus par des blagues. Tu as sûrement voulu me dire quelque chose, me transmettre un message. Mais lequel? L'écharpe rouge ne figure pas cependant parmi les objets trouvés par la police sur le corps qui est censé être le tien. La seule preuve qui vaille pour monsieur Haneda, le chef de l'enquête, est fournie par un bout de papier sur lequel est inscrit mon numéro de téléphone. C'est ce détail qui a amené la police à ma porte, et l'officier qui menait l'enquête m’a invité poliment, mais froidement, au commissariat. C'est ainsi que j'ai connu monsieur Haneda. florina-ilis.JPG

Je me suis rendu à la section de police persuadé qu'il s'agissait d'une erreur, que les policiers avaient découvert un corps qu'ils supposaient seulement, selon certains signalements, être celui de Lili. A mon arrivée sur place on m’a accompagné dans une chambre froide d'une propreté impeccable et brillante, qui sentait fortement le formol, où l'on pouvait voir quelques grands compartiments en aluminium indiquant la présence de quelques appareils frigorifiques disposés horizontalement. Un policier a ouvert l'un des tiroirs et celui-ci, après avoir glissé à la hauteur de ma poitrine, a laissé voir un brancard sur lequel on devinait, sous un drap blanc, le relief irrégulier d'une forme humaine. Monsieur Haneda a soulevé le drap et m'a invité du regard à approcher. Le corps dépouillé, que l’âme envolée avait laissé en proie à une rigidité de mannequin en plâtre, m'a fait penser à une carcasse vide à la surface de laquelle un démiurge malicieux avait définitivement effacé tout souvenir. L'expression impénétrable que la mort avait imprimée sur le visage de cette fille ne m'offrait aucun indice sur ses derniers instants. Comment était-elle morte ? A la recherche d'un signe, aussi vague fût-il, venant de celle qui avait été un être vivant, ma pensée se heurtait à un obstacle qui me remplissait d'un étrange sentiment d'inconfort. Ce ne pouvait pas être Lili ! Mes yeux niaient cette réalité nue sortie du coffre frigorifique, mon imagination convoquait les vifs souvenirs que Lili avait laissés dans mon esprit. Non, ce ne pouvait pas être Lili ! C'était peut-être la Russe. Et puis, le soir du jeu, Lili n'était-elle pas apparue les cheveux teints en noir lors de la compétition ? La femme qui se trouvait dans ce coffre avait les cheveux blonds. Dans ma tête se déployaient, dans un terrible tourbillon, des éléments qui ne s'articulaient pas entre eux. A ce moment-là, comme s'il avait deviné la logique défectueuse de mes pensées, l'officier de police a refermé le tiroir et, avec des gestes mesurés, a allumé un écran installé juste au-dessus. Une succession d’images du cadavre a défilé, des détails de la tête, de la poitrine, des mains. Le corps avait été découvert dans la rivière Sumida, à proximité de Ryogoku-bashi. Aucune trace de violence n’avait été identifiée, a précisé l'officier de police. A cause de la quantité d'eau avalée, les traits du visage, tout comme les membres et l'abdomen étaient légèrement gonflés, ce qui conférait à l'ensemble un aspect bizarre, grotesque. J'ai eu un léger sursaut en voyant le tatouage de la hanche gauche. Je l'ai aussitôt reconnu, c'était un tatouage représentant un idéogramme très ancien, en écriture tensho. Le policier, remarquant ma réaction à peine perceptible, m'a expliqué vaguement que ce signe identifiait une certaine catégorie de filles qui appartenaient à un même réseau. Malheureusement, m'a-t-il précisé, le secret était tellement bien gardé que la police n'avait pas pu apprendre grand-chose. On savait que le réseau en question était parmi les mieux cotés dans le domaine du plaisir, que la plupart des filles étaient blanches, parlaient des langues étrangères et intervenaient généralement en tant qu'animatrices dans les soirées de luxe, soit dans le monde politique, soit dans le monde des finances. Je me suis souvenu de la fête de Noël à l'occasion de laquelle j'avais fait la connaissance de Lili. Le policier qui s'occupait de cette affaire a ajouté que de telles enquêtes ne menaient généralement nulle part, le monde que les filles fréquentaient étant à ce point clos que même les représentants de l'ordre ne pouvaient y pénétrer en l’absence de preuves irréfutables. Autant dire que de telles preuves n'apparaissaient jamais. J'ai demandé à l'officier comment il avait eu mon nom, et celui-ci, après m'avoir raccompagné dans son bureau, m'a montré un bout de papier avec mon écriture. C'est ce bout de papier, avec mon numéro de téléphone dessus, qui avait mené la police jusqu’à moi.

Ils m’ont retenu presque deux jours et deux nuits pour ma déposition. Je n'avais jamais eu affaire à la police, ni en Roumanie ni au Japon, et mes rares contacts avec les représentants de l'ordre, achevés soit de façon positive par l'obtention de quelque papier officiel, soit de façon négative par le paiement de quelques amendes pour excès de vitesse, représentaient, en comparaison avec ce match de kickboxing où m'avait amené l'enquête sur la disparition de Lili, de vrais mouvements de menuet. Le combat se déroulait, bien évidemment, sur le terrain psychologique. Jamais de ma vie je n'avais dû faire une déposition dans le cadre d'une enquête criminelle. N’ayant aucune notion dans le domaine du droit japonais, j'ai invoqué, en m'appuyant sur des références juridiques véhiculées par les séries policières américaines, le droit de solliciter un avocat. Mais la réalité ne correspondait pas aux scénarios des films policiers américains et monsieur Haneda m'a expliqué sereinement qu'une simple déposition à la police ne supposait ni ne nécessitait la présence d'un avocat. Ils m'ont laissé partir lorsqu'ils n'ont plus réussi à me soutirer la moindre information, tout en me demandant de ne pas quitter la ville et de rester disponible à toute sollicitation venant de leur part. Ladite sollicitation est survenue dès le lendemain à minuit, lorsque M. Haneda a fait irruption dans mon appartement en agitant sous mon nez un mandat qui lui donnait le droit de faire une perquisition chez moi. Pendant que ses subordonnés accomplissaient leur devoir en prélevant des empreintes et en fouillant dans mes tiroirs, M. Haneda m'a posé toute une série de questions liées tout particulièrement à l'activité que je menais dans mon entreprise. Il s'est avéré qu'il en savait beaucoup plus sur les ordinateurs et sur les robots qu'il ne laissait paraître. C'était lui également qui menait l'enquête sur la Salle des Jeux et, voulant mettre à profit des talents ciselés par la lecture de quelques romans policiers européens, comme j'allais l’apprendre, il s'efforçait de trouver par mon biais un lien entre les deux affaires sur lesquelles il enquêtait. Pour l'instant, l'unique élément, fragile mais sûr, dans cette chaîne de débris, c’était moi. Un Raskolnikov dont le crime n’avait pas été établi, mais qui était assurément coupable. Il s'est avéré d'ailleurs que M. Haneda avait lu Dostoïevski. Persuadé que la voie menant à la vérité était parfois difficile, M. Haneda avançait prudemment, en me posant des questions en apparence anodines et en évitant les questions directes. M. Haneda se montrait particulièrement intrigué par le fait que je n'avais jamais signalé à la police les quelques cambriolages qui avaient eu lieu dans mon appartement et qui visaient précisément les données enregistrées sur mon ordinateur. Je n'ai pu lui fournir aucune explication plausible.

Après une nuit d’insomnie, épuisé par la concentration dont j’avais eu besoin pour répondre aux rafales de questions stratégiques de M. Haneda, je me suis présenté le lendemain matin à mon travail. Là-bas le responsable du personnel m’a fait savoir qu’on avait donné suite à ma demande de congé, que je n’avais évidemment pas formulée, tout en me souhaitant poliment, mais avec une vague impatience, de bonnes vacances. Comme on pouvait s’y attendre, il n’a fait aucune allusion aux véritables raisons de ce congé inhabituel, mais je suis évidemment persuadé qu’il avait été informé de mon passage à la police. Subitement libéré de mes obligations de travail, j’ai pris la décision de commencer à enquêter par moi-même sur la disparition de Lili, dont je n’avais plus de nouvelles depuis le fameux soir du Jeu. Même si le bon sens pouvait infirmer cette hypothèse, quelque chose me disait que sa disparition avait un lien avec les entrées clandestines dans mon appartement et tout particulièrement avec la dernière effraction. Cette prémisse, suffisamment plausible pour faire apparaître ce genre de pistes que la logique arrache au noyau secret et invisible du monde, m’a fait réfléchir intensément. J’ai décidé, sans aucun argument rationnel, qu’il me fallait commencer par le monde virtuel. Une conviction fondée sur une intuition ineffable plutôt que sur un jugement solide me disait que les indices du monde virtuel me mèneraient vers ce qui était caché et impalpable dans le monde réel. J’ai commencé bien évidemment par l’idéogramme que j’avais vu sur la hanche gauche du cadavre que m’avait montré la police. Ma mémoire l’avait enregistré avec la fidélité d’un instantané photographique. Je l’ai recherché fébrilement dans tous les dictionnaires électroniques dont je disposais. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y figurait pas. Devinant qu’il s’agissait d’un système d’écriture très ancien, datant peut-être de la période Nara, j’ai commencé à faire des recherches dans des dictionnaires spécialisés que je me suis procurés sur internet. Il ne m’a pas été bien difficile de le trouver. La découverte de la signification de cet idéogramme ne me servait cependant pas à grand-chose, l’étape suivante s’avérant beaucoup plus difficile que prévu. Même si j’avais utilisé différentes combinaisons de mots en m’aidant également d’un logiciel de recherche avancée, la multitude de résultats trouvés sur le web a tempéré bien vite mon élan et m’a complètement déstabilisé. Exaspéré, laissant libre cours à mon intuition, j’ai commencé à restreindre la recherche en combinant l’idéogramme en question avec le genre d’activité auquel j’associais le symbole vu sur la hanche gauche du cadavre. Comme prévu, ma recherche a commencé à se montrer fructueuse : je suis tombé sur un site qui semblait être exactement ce que je cherchais, ce qui m’a encouragé et a aiguisé mon envie de continuer. L’accès du site était bien évidemment réservé aux membres, la page étant hautement protégée contre toute tentative d’effraction. J’ai essayé les trucs habituels dans ce genre de situation, mais, comme on pouvait s’y attendre, cela ne fonctionnait pas. Je devais trouver une astuce. J’étais absolument persuadé que l’accès au site fonctionnait selon un algorithme construit selon une certaine hiérarchie, laquelle, logiquement, devait se construire par étapes. J’imaginai qu’il y avait une clientèle permanente laquelle, selon les moyens financiers ou le type de demande, avait des modalités d’accès spécifiques dans la base de données. Sans trop réfléchir, j’ai parié sur le chiffre cinq. J’ai créé une structure à cinq niveaux d’accès, chaque niveau étant pourvu respectivement d'une entrée et d'une sortie uniques. J’ai donné à chaque niveau un nom aléatoire, les noms des couleurs rouge, bleu, orange, noir et blanc, représentant chacun un mot de passe indépendant. Comprenant qu’on ne pouvait pas accéder à une telle base de données à l’aide d’un seul mot de passe, j’ai créé un accès supplémentaire, numérique, représentant la série de chiffres d’un hypothétique numéro de carte bancaire. J’ai fait en sorte que cette carte bancaire fonctionne comme une carte téléphonique, le code PIN permettant l'accès à la structure de base. Je me suis déclaré client du serveur, j’ai fait démarrer l’application, puis, avec la patience d’un pêcheur, j’ai déployé les filets. Et j’ai attendu. Pendant ce temps j’ai commandé de la nourriture dans un restaurant à proximité et j’ai regardé un célèbre anime en DVD, Rurouni Kenshin, en sirotant mon miso shiru et en me délectant avec du yakitori. Deux heures à peine s’étaient écoulées depuis que j’avais déployé mes filets quand, selon toutes les apparences, un gros poisson s’est pris dedans. Je l’ai pisté, sachant que si je n’étais pas suffisamment prudent je risquais de le perdre et, pire encore, de me faire démasquer. Le résultat a été inespéré : j’avais obtenu un mot de passe et un numéro de carte bancaire en un temps optimal et, sans être détecté, j’ai quitté le réseau. J’ai répété la procédure plusieurs fois, juste assez pour me rendre compte du fonctionnement du système. La suite a été d’une facilité déconcertante. J’avais accédé au réseau dans le but précis d'obtenir la liste des clients de Lili et éventuellement quelques adresses. Le fait que la Russe appartenait au même réseau ne m’a nullement surpris. Les fichiers des deux filles avaient été effacés mais on avait gardé un directeur Riri correspondant au nom de Lili en katakana, ce qui m’a été extrêmement utile pour commencer à les reconstituer partiellement. Au final j’ai obtenu un film de quelques minutes avec Lili ainsi que les adresses de quelques clients qui avaient essayé de la contacter pendant les jours précédant sa disparition. La réponse qu’ils avaient reçue de la part du serveur était invariablement : momentanément indisponible ; nous vous prions de revenir ultérieurement. J’en ai déduit alors que Lili devait avoir elle-même un mot de passe pour accéder à sa base de données personnelle et j’ai tenté de le retrouver. J’ai été stupéfait par le résultat. Toute son activité depuis son arrivée au Japon se déroulait sur mon écran. J’aurais tant voulu connaître ces choses-là lorsqu’elle était avec moi ! Son carnet de bal se déployait devant mes yeux, et je n’y figurais absolument pas. Ce constat m’a aidé à me sentir un peu mieux ; Lili ne m’avait donc pas considéré comme un client, je ne l’avais d’ailleurs jamais payée pour ses services ; le nom de Ken apparaissait en revanche partout. En parcourant son agenda, je pouvais constater que celui-ci avait obtenu avec le temps le statut de client permanent, tout autre contact disparaissant complètement de son planning. Ken avait fini par être pour Lili, selon cet agenda, sa seule et unique obligation professionnelle. A combien pouvait bien s’élever la somme par laquelle Ken obtenait ce sublime privilège, contribuant au passage de façon substantielle à la prospérité du club ? Une fois dans le réseau, il m’aurait été facile d’accéder aux registres comptables de l’entreprise. Mais un inexplicable sentiment de pudeur m’a empêché de le faire.

Oui, j’avoue que je souhaiterais à présent que la réalité soit l’un des logiciels que je crée, je voudrais avoir la possibilité de reconstituer selon d’autres paramètres la configuration originelle de la réalité, en la modifiant là où elle ne correspond plus à mes désirs et à mes intérêts. A la section de police j’ai bien signé deux dépositions fournissant des réponses exactes aux questions très précises de mes deux enquêteurs. L’officier qui mène l’enquête, M. Haneda, n’a aucun doute sur l’identité du corps ; en ce qui me concerne, je n’ai aucune raison de le contredire. A travers la déposition que j’ai signée, et qui confirmait les suppositions des policiers - alors que quelque chose me disait que la fille vue dans le caisson frigorifique à la morgue de la police n’était pas Lili – j’ai imprimé presque sans le vouloir un cours différent aux événements. Progressivement, à mesure que le temps passait pendant l’enquête, j’ai commencé à me voir dans les yeux des policiers comme une illustration d’un ouvrage d’entomologie représentant la section transversale d’un insecte. Ils me regardaient au microscope et m’analysaient avec un professionnalisme qui correspondait parfaitement, j’en suis convaincu, aux exigences des manuels pour enquêteurs. Et pourtant, en relisant les dépositions que j’ai fini par signer, j’ai compris une chose qui m’a tellement étonné que j’ai presque été pris de vertige. Comment pourrais-je décrire cela ? Les faits et les événements que j’y rapportais, avec une minutie temporelle remarquable, typiquement japonaise, ne disaient au fond rien de ce qui s’était réellement passé. C’était comme si j’avais pris n’importe quel objet, la bouteille de vin français ouverte en ce moment sur mon bureau par exemple, et que j’avais commencé à la présenter dans ses moindres détails, à commencer par son histoire, les vignes d’où elle provenait, jusqu’aux importations de vin français au Japon ; cela ne représenterait, au fond, qu’une description plus ou moins exacte d’un objet statique, pourvu d’une série de propriétés non modifiables. Mes dépositions au commissariat ressemblaient à cela, à la présentation d’une bouteille de vin français dont j’aurais décrit la forme, la couleur, la qualité, l’étiquette ou le contenu, sans vraiment pouvoir exprimer la nature des sensations que ce vin précieux aurait éveillé en moi verre après verre, comme dans un magique feu d’artifices. J’ai compris que la vie signifiait autre chose, qu’il ne s’agissait pas d’une collection d’objets qui pourraient être décrits de la même façon par tous ceux qui les contemplent. La vie est changement, et les relations causales qui tissent la structure du monde où nous vivons ne peuvent pas être peintes comme de simples objets, comme une bouteille de vin français que chacun décrirait de la même façon, avec plus ou moins d’informations à l’appui. Je veux dire par là qu’une déposition à la police, contenant la description des faits et des événements concrets qui se sont déroulés à tel moment précis, est incomplète et, au fond, ne peut pas mener à la découverte de la vérité. Je devrais donc évoquer autrement ce qui s’est passé, et recourir pour cela non pas à une description exacte, objective, des événements, mais plutôt à une histoire, fût-elle approximative ou inexacte. Car seule une histoire qui nous inclurait moi, Lili, Ken et Kiyomi, pourrait me mener vers le véritable sens que je recherche. Et je commencerais par le commencement.


 

 

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:06

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Une jeune Européenne entreprend un voyage professionnel dans le golfe de Tunis. Elle s’éprend d’un fabricant d’huiles, un commerçant prospère. Elle décide de rester aux côtés de Mehria et de renoncer brusquement à toutes les prérogatives de sa vie occidentale. Sa décision prise sans hésitation est celle d’une femme éperdument amoureuse. Darrielle (nom inventé et attribué à l’héroïne par la cuisinière arabe du domaine de Mehria) passe deux années dans un monde trouble et inconnu, qu’elle explore et décrit avec stupéfaction, mais aussi avec l’enchantement de l’étrangère.N7

Au cours de son expérience nord-africaine, Darrielle sera l’amante enviée et convoitée tant par les hommes que par les femmes, puis, à mesure que son « étrangeté » de créature venue d’une autre civilisation se fera plus visible, elle deviendra l’intruse, et finalement la fugitive, dans un univers dont elle ne réussira  finalement pas à assumer tous les aspects.

 

Le premier appel à la prière ressemblait à une lame déchirant la soie. Elle avait perdu l’habitude d’écrire à la main et elle était engourdie dans le fauteuil sur la terrasse. Elle était presque bossue, toute recroquevillée, et c’était aussi parce qu’elle ne voyait presque rien à la lueur de cette lampe improvisée dans une boîte découpée où brûlait une bougie à sucre* achetée au bazar.

Le soleil se levait et le jardin s’éclairait peu à peu, on aurait dit que des rideaux se levaient un à un sur le théâtre de la nature : elle vit d’abord les touffes d’aloès et de cactus, immobiles et perlés de rosée, puis les palmiers avec leurs troncs ridés et par endroits pelés à vif – et l’image de ces corps momifiés lui donna le frisson dans la lumière si crue du levant. Telle était l’Afrique – un corps trop vieux et déshydraté, comme une peau d’éléphant.

Elle replia davantage ses genoux sous son pull-over et se mit à écouter le bruissement des insectes sous les feuilles et les bruits qui annonçaient le début du jour : le passage des pêcheurs en direction du golfe et la démarche pointue des chats africains dont la cour était envahie, le jacassement des oiseaux de mer et, bien sûr, le claquement des vagues sur le rivage, puisque la Méditerranée était de nouveau calme, après deux nuits de tempête.

Elle se redressa. La litanie de la prière avait cessé, comme un écho soudainement étouffé. Elle entendit le vent, un instant seulement, et soudain le soleil s’éleva d’une tête au-dessus de la mer, aveuglant d’éclat et tissant un filet au-dessus de l’eau. C’était l’instant qu’elle avait attendu, comme en chacun de ses jours africains, même si septembre touchait à sa fin et que la fraîcheur s’accentuait déjà. Les journées raccourcissaient, les nuits semblaient toujours plus longues, hantées par les esprits : la nuit elle avait peur, la nuit elle se languissait de son amant arabe, parti pour affaires mais qui avait laissé son odeur dans la maison. Il avait aussi laissé ses employés et sa parentèle, et personne ne lui demandait jamais rien.daniela-zeca-par-LH.JPG

Hafa lui apportait le jus d’orange et se retirait en trottinant à reculons en direction de la porte, ses yeux anthracite demeurant fixés sur le bout de ses seins pointant sous son chemisier. Raouf nettoyait le jardin et à la mi-journée devenait maître d’hôtel, pour servir le déjeuner que les femmes préparaient toute la matinée dans la cuisine.

Il la servait lentement, demeurant derrière sa chaise, comme dans les grands restaurants, tant qu’elle n’avait pas dit : « Tu peux partir, maintenant *».

Mehria avait laissé ses instructions, comme toujours : elle était surveillée, guettée ; quand elle allait au bain de vapeur, les enfants arabes fourraient un nez curieux dans sa lingerie qu’elle laissait à l’entrée, mais elle s’était habituée. Elle vivait dans un autre monde à présent, c’était son refuge, elle l’aimait, elle aimait l’Afrique à travers Mehria qu’elle attendait, collée à la vitre, les pupilles dilatées et désirant sa peau de caramel. Elle avait envie de faire l’amour dès qu’elle entendait ses pas sur les dalles d’ardoise, mais il se lavait longuement, s’enduisait d’huile d’argan et mangeait ensuite, debout, une portion de couscous. Son palais s’embaumait de tous ces arômes et les conservait jusqu’à l’aube.

Les journées avec Mehria étaient intenses : ils erraient en voiture le long de la côte, passant au milieu de troupeaux de chèvres ; ils allaient au marché de poissons de chaque ville et il payait pour que les filets de perche soient levés et grillés. Ils mangeaient en silence, prenant avec les doigts la chair blanche et les légumes bouillis d’où s’écoulaient l’huile d’olive et les herbes. Elle était heureuse, inconsciente et paresseuse, elle avait presque tout oublié, elle s’était oubliée, se reposait à l’intérieur de soi.

Elle portait encore au lobe des oreilles les perles, écaillées sous l’effet de la chaleur, qui demeuraient le seul signe lui permettant, à elle, celle d’à présent, de se souvenir qu’elle avait été autrement. Ils l’appelaient Bhaar et, parfois, Bahhar, ce qui signifiait « aller sur la mer » et en aucun cas ce n’était un prénom. Parfois, ils lui disaient seulement Bab, ce qui en arabe veut dire « la porte » et ce nom là non plus n’avait aucun sens. La vieille cuisinière était la seule à l’appeler Darrielle, un nom tout aussi inventé, qu’elle lançait  de manière gutturale au cœur de la chaleur immobile de la cour. Quand elle nourrissait les dindons et les lapins du désert que Mehria avait capturés et mis en cage, la vieille femme l’appelait pour qu’elle descende les voir et les caresser, mais quand elle osait descendre un niveau de plus, tout le petit monde des bâtisses en briques se retrouvait sur les pas de porte, pour la voir, elle.

Elle entendait son cœur galoper dans sa poitrine, lorsque d’un bond elle sautait du réservoir à eau jusqu’à la basse cour, en contrebas.

Un jour, la piqûre d’un insecte l’épingla sur le sable, en pleine acrobatie. Elle frottait l’endroit douloureux avec sa main, et attendait seule, sous les regards affamés de ceux qui ne se montraient jamais en entier. Mehria, comme tombé du ciel, était apparu : il était descend en courant de sa voiture, sans couper le moteur et sans prendre le temps comme il le faisait d’ordinaire, d’ouvrir le portail du jardin.

 

La portant dans ses bras, Mehria avait eu de nouveau ce regard fébrile et glaçant de varan dans le désert. Il lui avait demandé en arabe si elle avait mal, elle ne l’avait pas compris avec exactitude mais elle avait deviné la question et lui avait répondu dans sa langue : « Le’, le’… », le rassurant au sujet de ce cette piqûre qui était anodine.

« Merci » et « non » étaient les seuls mots qu’elle avait appris et qui lui servaient en toute occasion ou presque. Quand Zaouf, la nourrice octogénaire de son amant entrait le matin pour lui apporter des draps de bain, elle s’enfonçait sous les couvertures, murmurant ce « non » revêche jusqu’à ce qu’on lui remplace les draps de chanvre originaires par de véritables serviettes de toilette.

Quand elle sortait dans le souk avec Zaouf, les femmes berbères se tenant sur le sol près de leur dune de dattes l’empêchaient presque d’avancer en tendant leurs bras chargés de marchandises, mais elle disait « merci » en regardant droit devant et toujours répétant ces syllabes jusqu’à en perdre totalement le sens.

Dans ce labyrinthe, il lui semblait perdre le souffle, l’Afrique se vengeait, devenait menaçante, l’hypnotisait autrement que ne le faisait Mehria avec son regard de varan. Le matin, au bazar, l’Afrique ne pariait pas deux sous sur la femme occidentale qu’elle avait été. À présent, elle était seule, sans sefsari et sans enfants à tirer derrière elle entre les étals de légumes.

 

Après la piqûre de l’insecte, elle avait passé deux nuits à délirer. Mehria la veillait, immobile, et, à un moment donné, elle avait bien cru qu’elle mourrait avant que l’Afrique soit à elle, avant qu’elle lui entrât par les pores et qu’elle circulât dans ses veines avec Mehria tout entier. Alors, elle avait éprouvé un profond, un infini désir de revoir les versants du mont Sarrah, ses touffes d’herbe jaunie, son soleil comme une flamme et la façon qu’avait l’Arabe de l’allonger sur le dos, de la posséder du regard, à la manière d’un rapace prêt pour la chasse.

En Afrique, elle avait perdu l’usage des pleurs. Par la porte de la cuisine, elle aperçut Zaouf pétrissant une pita avec ses doigts noirs comme des sarments. Elle était penchée sur la pâte, posant les bords du pain sur les braises ; la lumière du four était si proche qu’elle lui entrait dans les lignes du visage, dans les narines et entre les lèvres qui chuchotaient. Alors seulement, elle comprit que c’était vendredi et que la vieille femme priait. Zaouf était une femme triste et elle priait comme si elle avait pleuré. Ici, toutes les femmes pleuraient sans larmes. Les femmes plus jeunes qu’elle savaient, elles aussi, le faire en silence, dans les cuisines où elles se tenaient pieds nus sur le carrelage.

Elle s’était redressée entre les oreillers et avait demandé de l’eau. Mehria était parti et la nuit tombait sur le toit de tuiles. Elle transpirait. Elle restait seule dans une maison arabe débordant de laine et de coton, d’huiles et d’olives.

 

Le facteur était un jeune homme au sang mêlé – comme disait Zaouf– qui allait entre les maisons sur sa mobylette. Sa mère avait été une femme blanche et son père, un Africain auquel on avait amputé une jambe. Un jour, il lui apporta l’avis d’arrivée d’un paquet qu’elle devait récupérer et qui attendait au bureau de poste depuis deux semaines.

Elle aurait juré qu’il avait été ouvert mais, quand elle l’examina, elle vit avec surprise le papier intact sur la boite collée avec du scotch.

À l’intérieur, des papiers concernant ses études et quelques babioles auxquelles elle tenait et qu’elle avait voulu que les siens lui envoient. Elle écrivait toujours à sa mère la même chose : « Je vais bien, ne t’inquiète pas, j’ai choisi de changer de vie. » Bien entendu personne ne la croyait, mais elle lui disait la vérité sans lui donner les détails qui, de toute façon, l’auraient déroutée.

Elle pensait travailler mais ne savait pas bien ce qu’elle pourrait faire et elle reportait ce moment pour le jour où l’Afrique n’aurait plus, pour elle, de secret. Mehria s’absentait pendant des semaines entières. Elle avait commencé à parcourir les lieux, seule, bien que, dans la maison arabe, cette revendication ait fait grand bruit.

 

Elle apprit un jour qu’Ali-scooter, comme on appelait le jeune métis, s’y connaissait en conduite et qu’il avait un diplôme de mécanicien. Elle le pria de réparer la deuxième voiture.

« Madame, vous êtes certaine que votre mari est d’accord ?

– Ce n’est pas mon mari » avait-elle répondu.

Elle lui avait promis des gains substantiels. Il avait commencé à travailler dans le garage improvisé où Mehria entreposait les outils et la Nissan blanche à plateforme. Quand la voiture fut prête et que le facteur s’apprêtait à l’essayer, Raouf abandonna son activité au jardin et s’approcha. Il s’adressa à lui en français, justement pour qu’elle comprenne aussi :

« Mon gars, tu veux ta perte ! »

Quand elle voulut le payer, Ali-scooter refusa l’argent mais lui demanda de la viande d’agneau qui se trouvait dans la cuisine et partit en murmurant entre les murs de brique :

«Les femmes sont notre perte ».

Deux jours plus tard, elle lava toute seule la voiture – presque seule : à la fin, les femmes l’aidèrent en portant des seaux. Zaouf aurait bien tenté de l’arrêter mais elle ne connaissait pas suffisamment le français. Hafa avait commencé en proférant des menaces : Mehria serait furieux et devait rentrer le soir même.

« Le temps qu’il revienne, je serai de retour.

– Ce n’est pas moi qui serai responsable » avait rajouté l’autre, mais elle, elle était déjà au volant.

Quand elle passa les portes, elle vit dans le rétroviseur Zaouf le visage voilé et se cognant le front sur les dalles.

Il lui passa par la tête d’acheter un sefsari mais elle savait qu’elle n’avait pas assez d’argent. Elle avait pas mal dépensé, ces derniers temps.

La route était poussiéreuse, déserte et la chaleur accablante faisait trembler les images devant ses yeux comme sur une photo floue.

Ali avait mis un peu de carburant mais elle était certaine que ce ne serait pas suffisant.

Elle allait au hasard, tentant de trouver ce qui émouvrait son âme.

C’était pour tout le monde l’heure de la sieste et les rideaux des boutiques étaient baissés, comme si tout le golfe s’était endormi. Elle conduisait droit devant, entre les palmiers, tentant de se souvenir où se trouvait la station essence la plus proche. Elle ne savait tout simplement plus où Mehria s’arrêtait pour faire le plein. À présent, tout lui semblait flou et lointain, mais elle ne voulait pas se laisser impressionner par la panique. Elle avait entrepris une escapade qu’elle ne maîtrisait plus.

Elle s’immobilisa un instant devant l’étendue de sable et de pierre à l’intersection entre les trois routes et elle se décida à demander, mais personne ne passait dans un sens ni dans un autre. Un silence minéral avait tout enfermé sous une cloche. Elle ne pouvait pas l’écouter en raison de l’air conditionné à l’intérieur de la voiture.

Elle voulut s’adosser au siège en cuir, mais il était trop chaud. Elle n’avait qu’à attendre quelqu’un, mais elle savait trop bien qu’une heure encore, la route demeurerait déserte. Elle tira une carte de la boite à gants et se mit à déchiffrer le golfe, comme un poème aux sonorités qui lui plaisaient : Temine… Menzel… Kelibia. C’étaient des villages, chacun avec sa mosquée et son café, sur des plateaux brûlants, oubliés sous le ciel.

Soudain, elle aperçut un point mouvant sur la chaussée à sa droite. Ça ne pouvait pas être un homme mais cela avançait au pas et bientôt, elle distingua un bât se balançant et les oreilles d’un âne le portant. Aux côtés de l’animal, une femme fragile, cachée sous un voile, tentait d’avancer. Elle la voyait flotter, car la canicule l’effaçait comme un petit tas de cendres volatiles.

Elle démarra, se dirigea vers la femme jusqu’au moment où l’animal eut peur et se mit à braire, planté droit sur ses pattes. Elle avait déjà vu ce genre de scène au marché aux fruits et elle se demanda comment elles allaient le pousser, s’exténuer toutes les deux, le faire monter sur la plate forme à l’arrière. La femme sourit en montrant ses dents éclatantes et ses yeux d’un noir profond s’étoilèrent de rides. Elle parlait en dialecte tunisien et elle ne comprenait rien. Elles se mirent à communiquer par signes. Elle lui montrait le réservoir, suggérant qu’elle cherchait une station essence.

« Moi, venir avec toi » dit la créature sans âge mais dont elle pouvait deviner, d’après son sefsari et au vu de ses mains crevassées par le travail, qu’elle était pauvre et veuve. « Venir avec toi » répéta-t-elle avant d’ouvrir elle-même l’accès à la plateforme – mais l’âne ne bougeait pas.

L’Arabe sortit de sa gibecière un pâté de petits pois et le lui fourra sous les naseaux. L’animal secoua la tête et s’obstina encore davantage. Elle se souvint des biscuits et des gâteaux de Zaouf. Des cacahuètes qu’elle avait dans un sachet et elle commença à tirer de son sac toutes les bonnes choses dont la nourrice avait fait un paquet.

Le baudet senti le parfum du miel et de sésame et sembla vouloir y goûter. La veuve attrapa le gâteau et avança le long de la voiture, jusqu’à la plateforme inclinée qu’elle escalada.

L’âne se laissa tirer par le licol et monta lentement dans le baquet chauffé à blanc.

« Viens avec moi à l’avant » lui dit-elle, mais la femme bloqua rapidement les côtés du rabat et se pelotonna près de l’animal, indiquant en tendant le bras la direction où trouver la station essence.

Elles roulèrent quelques kilomètres puis elle observa dans le rétroviseur la femme arabe se recroqueviller comme un soufflet à côté des autres bagages de l’âne.

La station essence avait une seule pompe, mais il y avait une droguerie et un bistro avec quelques tables. Le propriétaire se tenait à l’ombre, sous un acacia, et quand il vit les deux femmes, il entrouvrit à peine les yeux et les considéra entre ses cils. Il se demanda ce qu’elles pourraient acheter et combien de temps elles resteraient. Il regarda l’âne affaibli par la chaleur et sa maîtresse qu’on aurait dit qu’il avait déjà vue, puis la femme blanche qui sortait justement de la voiture.

L’Arabe tira l’âne et le fit descendre avec beaucoup de compétence puis elle l’attacha juste sous les bannes décolorées par le soleil.

Elles entrèrent dans le café, où les tables étaient couvertes de mouches. Assise en face d’elle, la femme arabe rit de nouveau de toute la splendeur de ses dents qui éclairaient la pièce mais ne dit pas un mot.

« Tu voudrais manger ? »

L’Arabe ne comprit pas, alors elle passa aux signes.

« Oui, oui… »

Mais au moment où elle donnait son accord, le propriétaire de la station essence se dirigea vers leur table et lui dit, en français :

« Elle est veuve et nomade, mais vous ? Pourquoi vous vous baladez seule ? »

Il semblait lui demander des comptes. Elle vivait la révélation de l’Afrique insolente, qui n’aimait pas les femmes, mais elle lui demanda aussi doucement que possible :

« Qu’avez-vous à manger ?

– Crêpes au thon et côtelettes. »

Le local était surchauffé et sordide, elle aurait préféré ne pas manger mais elle pensa à son accompagnatrice arabe qui, pour sûr, était affamée.

« Apportez les deux, lui dit-elle, plus des cafés et une carafe de limonade. »

Les yeux de la veuve devinrent azur comme ceux des lézards quand ils prennent le soleil. Ils la regardaient d’une certaine manière, plus intense que les mots, et son visage olivâtre, fripé autour de la bouche, racontait les plateaux dépourvus d’eau, les touaregs et les créatures cachées sous le voile – ces sacrifiées du vent et des sables.

Quand elles finirent de manger, le soir tombait déjà et elles avaient bu beaucoup de café, comme des amies qui se retrouvent.

Tard, vers minuit, quand Mehria lui demanda de quoi elles avaient discuté, elle haussa les épaules et s’endormit, si bien qu’il crut à un mensonge.

 

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:05

Lien vers l'auteur

Lien vers la traductrice

 

Dan Stanca est l'auteur très discret de 17 romans publiés entre 1992 et 2003. Le dernier homme est le treizième de son abondante bibliographie. N7

Bien connu pour ses écrits fantastiques et métaphysiques (ses «thrillers métaphysiques»), Dan Stanca fait preuve, dans ses livres, d'un grand esprit d'observation pour le monde politique, social et culturel qui l'entoure.

Le dernier homme  nous entraîne dans une intrigue palpitante. Quel sera le sort de cet homme meurtri par le suicide de son fils et la folie et sa femme? Que veut cette étrange secte d'hommes qui à l'instar de Cyclope n'ont qu'un oeil, au milieu du front? Que veut ce vagabond expulsé de l’ancienne Union Soviétique, quand il arrive en Roumanie? Il y devient une sorte de héros magique, grâce à son œil unique, en forme d’étoile, placé au milieu de son front, mais? Et le prêtre orthodoxe qui va l’affronter, est-il guetté par l’hérésie ou candidat au Salut?

Héritier à la fois de la science fiction et des récits d’horreur, l’auteur nous livre un roman de facture policière, imprévisible, loin de toute convention, qui tient le lecteur en haleine.

 

 

LE  DERNIER  HOMME

Exergue

 

Pas plus tard qu’il y a cinq jours, il se trouvait dans une société surtout composée de dames de cette ville; il affirmait solennellement au cours d’une conversation  que rien au monde ne peut obliger les hommes à aimer leurs semblables, qu’il n’existe pas de loi naturelle en vertu de laquelle l’homme devrait aimer l’humanité;que s’il y a eu, s’il y a encore de l’amour sur terre, la raison n’en est point dans quelque loi de la nature, mais dans le seul fait que les hommes croient à leur immortalité. Ivan Fédorovitch a même ajouté, en passant, que cette croyance constitue en réalité l’unique base de toute loi morale naturelle, si bien que la disparition dans l’humanité de la croyance en l’immortalité ferait non seulement tarir aussitôt les sources de l’amour, mais priverait les hommes de toute force pour poursuivre leur existence en ce monde. Bien plus: rien ne serait immoral en ce cas, tout serait permis, même l’anthropophagie…

                       Fédor Dostoïevski  Les frères Karamazov, II-ème partie, chapitre VI (Traduction extraite de l’édition établie par Alexandre V. Soloviev, avec la collaboration de Georges Haldas. Editions Rencontre, Lausanne, 1961)

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 Chapitre  I

 

Tranquille, rotant, clappant de la langue, meuglant, bêlant, entre mes draps tièdes, fétides, inchangés depuis longtemps, je marine dans ma propre substance, sans ouvrir une fenêtre, sans aérer, comme un cocon enfoui dans la bouse ancestrale, dans  la glèbe nationale, qui n’a plus besoin d’air pour respirer et vit au rythme lent de la vie bactérienne, subliminale, une existence bloquée dans son évolution, comme une bille parfaitement lisse, dépourvue d’antennes et de membres, dont n’aurait pas encore jailli le monstre bipède et tout ce qui a pu évoluer. Attardé dans la paix tiède de l’indifférenciation, chrysalide souillée dont n’éclora aucun papillon, aucun oiseau, boule de tripes où ne circuleront jamais les influx de l’histoire, voilà ce que je suis  au seuil de la retraite, un type ignoble, que ses voisins détestent; ils se détournent chaque fois qu’ils me voient sortir de la maison. Ma maison, c’est-à-dire mon studio, assez spacieux, dans l’angle du quatrième étage d’un immeuble, glacial l’hiver. En ouvrant la porte du couloir, j’aperçois entre les arêtes de quelques immeubles la petite église en bois, invraisemblablement édifiée dans le parc de Balta Alba. Les gens la contemplent avec méfiance et ne comprennent pas trop ce qu’elle vient faire là, à occuper un bon terrain sur lequel les enfants auraient pu taper dans le ballon, ou qui aurait pu servir à l’emplacement d’une baraque à frites, ou bien….

Je suis vite fatigué,  alors, paradoxalement, je n’arrive pas à m’endormir, je reste couché dans mon lit, pas très propre, mais je ne ressens plus rien, j’oublie que je suis vivant, j’oublie que je suis doué d’ouïe, de cinq ou six sens, je ne sais plus combien au juste…C’est ainsi que je réussis, en un temps assez bref, à vaincre ma lucidité, suprême performance. Quand je ne serai plus lucide, quand je ne saurai plus si je dors ou  suis éveillé, quand je ne ferai plus la différence entre rêve et réalité, entre extérieur et intérieur, alors j’aurai vraiment trouvé le salut, et la mort physique, proche ou lointaine ne me causera plus aucune souffrance. C’est pourquoi, je crois que je suis sur la bonne voie. Je jette pourtant un coup d’œil prudent  à la petite église que le Père Andreica  a bâtie avec tant de zèle. C’est un natif du Maramureş, tenace, qui a su se battre ici, dans ce cloaque du Bărăgan avec tous les maires et les adjoints, se procurer de l’argent,  faire chorus avec Teoctiste[1], jusqu’à ce que Son Eminence  vienne, en grande pompe, bénir son lieu de culte. Ce Père Andreica, petit, dodu, tout rond, avec sa tête de paysan imperméable aux drames de la ville, sait se faire comprendre de tous. Il pétrit ses sermons, comme une ménagère pétrit sa pâte et parvient à assurer ses fidèles qu’ils gagneront bientôt le Paradis. J’ai écouté une seule fois une de ses homélies et l’espace d’un instant j’ai envié sa façon d’être ce doux berger des prairies immaculées… Avant, il m’arrivait de fouiller dans les Écritures à la recherche de passages obscurs, mystérieux, m’incitant à exercer mes talents spéculatifs. Mais à voir le Père Andreica asséner ses paroles, telles des  battoirs solides de paysan,  sur la tête des gens, qui, fussent-ils ingénieurs ou politiciens, médecins ou commerçants, avaient  besoin de ce contact, j’ai commencé à me résigner. Ces gens-là n’étaient pas véritablement croyants,  ils étaient plutôt superstitieux ou n’avaient pas assez de force pour nier la foi. Ils venaient à l’église en toute inconscience et, tout en ne comprenant pas ce qu'il s’y passait, ils restaient  quelques minutes, un quart d’heure peut-être, se prosternant n’importe comment, à toute vitesse, allumant parfois un cierge, de façon mécanique, automatique, en toute ignorance, tant ils avaient besoin de tels gestes pour  adoucir leur esprit professionnel, apprivoiser  l’acuité de la raison, estomper la dureté de la vie positive de leur journée.

Tout en prononçant son sermon, le Père Andreica me regardait, planté dans un recoin de l’église, comme si j’étais un observateur critique de ce qui s’y déroulait. Je crois que, mû alors par une sorte d’impulsion malicieuse, il avait appuyé sur la pédale synodale de la foi partie d’en bas, montrant la terre, pétrissant l’argile, pressant le fruit, sous couvert d’une sainte et sereine inconscience, comme s’il avait voulu me dire à distance, me morigénant: «Il vaut mieux venir à l’église par instinct, par réflexe,  plutôt que d’être trop lucide et d’analyser les raisons de sa présence». Cela  finit par me mettre en colère, je n’ai plus supporté ses mines de maître d’école, de bedeau, de curé de village, qui se fichait de savoir qui dirigeait le pays, si c’était Antonescu, Ceauşescu ou Iliescu, si Reagan  avait organisé la guerre des étoiles, si Gorbatchev avait mis en scène la Révolution roumaine. Il n’avait jamais entendu parler de Maître Eckhart ou de Ruysbroek, il employait un mot pour l’autre, fourré jusqu’au cou dans sa cour de ferme et ses champs labourés, capable, pour se faire comprendre, d’interpréter à la lettre les paroles de l’Evangile «je suis la porte, si quelqu’un passe, il passera par moi, il ressortira et trouvera le pâturage.». C’est-à-dire le pâturage pour les bêtes, pour les vaches, pour les moutons. En d’autres termes, celui qui croyait en Jésus avait le fourrage de ses bêtes assuré pour l’hiver dans son étable. Ha!ha! Comment supporter un tel prêtre! Eh oui! Vous, Père Andreica, vous n’avez pas été mis dans cette situation, mais si vous aviez pu le faire, je suis bien certain que vous auriez fermé les portes de votre église aux jeunes qui  auraient voulu s’y réfugier quand la répression a commencé dans la nuit du 21 décembre. Tu crois, mon Père que  je ne sais pas de quoi ton lard est capable, comment tu secrètes la lâcheté par tous tes pores, comment le cas échéant, tu aurais même envoyé un télégramme de félicitations à Ceauşescu, oh, pardonnez-moi, mon Père….

  Il avait remarqué que je n’assistais plus aux offices. Il avait dû se renseigner auprès des femmes qui vendent les cierges, pour savoir si on m’avait aperçu à l’église, parce que, moi, je choisissais cet endroit, c’était mon coin, près de la table de vente des cierges, je n’avançais pas d’un pas vers l’autel. Table aux cierges, table d’autel, ça va de pair, il n’y a pas de hasard dans le choix des mots, tout est lié à l’église, depuis les mendiants sur le parvis et jusqu’au tabernacle. Il n’y avait que moi pour déparer, pour ne pas entrer dans le cadre de cette construction visible et invisible. Le Père Andreica  avait essayé à plusieurs reprises de m’attirer en me disant:«M’sieur le professeur, vous pensez un peu trop, vous avez tort! L’homme ne doit pas penser, l’homme doit aimer. C’est par la foi et l’amour qu’il trouve son salut».

 

  Je le regardais, avec son ventre qui s’arrondissait de plus en plus, avec son sourire pastoral, paternel et débonnaire. «Ce n’est rien, semblait-il dire tout le temps. Ne craignez rien, ne paniquez pas, le Bon Dieu vous pardonne, c’est pour cela qu’il est Dieu, pour être bon, pour être grand, pour  nous serrer tous dans ses bras, nous presser contre son cœur». Je sentais la colère monter devant son immense sérénité, omni-réceptive, quand je voyais aussi sa femme, jeune et rondelette, les joues  roses, marchant toujours les yeux baissés tant elle était humble, avec ses longs cheveux qui lui seraient descendus jusqu’à la taille, tressés en  chignon paysan; elle lui avait déjà donné trois enfants et les enfants s’ébattaient entre leurs parents, parmi nous, alors que  mon enfant, mon enfant à moi…

  J’ai tant de mal à vivre, à vivre encore, mais je n’y peux rien, je suis obligé de me soumettre à mon organisme, qui est en bonne santé, qui ne veut pas tomber malade. D’autres voudraient vivre et ils sont fauchés à la fleur de l’âge et moi, qui désire, avec la même ardeur, cesser d’être, pour trouver ainsi une justification extérieure, objective, à mon abandon, j’ai une santé de fer! Quelle injustice! Comme les choses sont mal faites! En tout cas, celui qui a dit que seules les personnes chétives, prêtes, semble-t-il à rendre l’âme à chaque instant, parviennent à vivre longtemps, était fort inspiré. Plus on appelle la fin, plus elle s’éloigne. Voilà la réalité! Plus tu envoies tout au diable, et plus le diable chasse la mort! Il chasse la mort, mais il ne te quitte pas pour autant. Au contraire, il est toujours plus présent, car là où il n’y a pas de mort, le diable installe ses citadelles les plus solides. Mais comment dire toutes ces choses  sans détour dans une société comme la nôtre, où l’on fait méthodiquement la guerre à la mort, en partant de la plus stupide des confusions de plans: le plan sacré, profond, celui de la métanoïa d’une part, et de l’autre côté le champ du démon, son parc d’attractions, son entrepôt de détergents, son bagage de protéines, de calories, d’antibiotiques!... 

  Moi, je ne meurs pas et je ne mourrai pas, mais mon enfant est mort. Moi, je vis, parce que je suis couvert de péchés, dégueulasse, un vrai mufle, parce que je sais me traîner comme une loche poisseuse, lui, par contre est mort, parce qu’il ne savait pas très bien ce qu’était la vie, il s’imaginait que la vie était une sorte de mythe, de conte, d’accord parfait entre les pensées et les actes. Mais à un moment donné quelque chose a craqué dans son crâne, il a tout compris bien  trop vite, voilà le malheur; il a compris trop jeune ce que je n’ai commencé à comprendre qu’à partir de 40 ans et que la majorité de la population comprend à peine vers 60 ou 70 ans, et à cet âge-là, c’est normal, on ne peut plus réagir. L’intellectuel réagit par l’écriture, par la création, par une activité au plan abstrait, qui parfois peut recouper le plan spirituel, mais l’homme simple, qui n’a pas de telles ressources doit se résigner, par manque de force,  à cause du fardeau de l’âge. Mais c’est ce qui le sauve et il continue de vivre, maussade, triste, absent ou, plus grave, insensible; seulement quand on est très jeune, quand on est encore presque un enfant, ce choc est fatal. C’est ce qui s’est passé pour mon enfant. Il a compris trop tôt, il  n’a pas eu les moyens d’amortir le choc, il n’avait pas la foi, bien que je l’aie emmené à l’église, que je l’aie poussé à croire, à acquérir cette inconscience de la foi, cette couche ultime de l’être qui ne cède pas, comme l’instinct  sexuel ou celui de se nourrir, si bas soit notre moral, cette couche dont le Père Andreica me parlait sans me convaincre. Alexandre, tout comme moi, ne s’est pas laissé convaincre, parce qu’il était trop intelligent, trop critique, trop analytique pour se laisser conquérir par ce qu’il y avait dans l’église, par mes paroles paternelles, par l’illusion d’un Dieu de bonté. Même tout petit, à l’école primaire il était affreusement lucide. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il sortirait de mes entrailles  une semence dont naîtrait un tel monstre: il n’avait pas la foi, il n’avait rien, il n’aimait pas le sport, il n’aimait pas les filles, il ne voulait pas aller en discothèque, aux boums, en colonie de vacances, il n’avait qu’une seule qualité: il lisait, il lisait  énormément, avidement, de façon démoniaque, il pouvait lire deux livres par jour, on ne pouvait pas le décoller de ses lectures, et plus il lisait, plus il devenait sombre, solitaire, sauvage, il avait pris le chemin de l’autodestruction de façon irréversible. Il était à l’âge de la puberté, il avait beaucoup grandi, il commençait à avoir du poil,  aux jambes, sur la poitrine et il était étonné de ces signes de virilité dont il aurait voulu se débarrasser, comme on se débarrasse de la saleté: on se lave et puis c’est tout; mais l’eau et le savon n’avaient aucun pouvoir dans son cas. Je l’ai surpris un jour en train d’essayer de raser ces poils, je me suis fâché, je l’ai traité de pervers, lui ai reproché de se dresser contre la nature. Ma fureur était déplacée, ce jour-là, je ne craignais pas que mon fils ait des déviations sexuelles ou autres anomalies du genre, mais j’avais horriblement peur de son incapacité à s’adapter aux transformations qu’imposait son âge. Je savais qu’il comprenait bien trop de choses pour son âge, qu’il était surdoué, qu’il y avait une part de génie incrustée en lui, comme une poche aurifère dans du minerai, et qu’il devrait le payer très cher. Plus les jours, les semaines passaient, plus il s’enfonçait dans une puberté brûlante et pleine de tentations, plus le prix de son manque d’adaptation devenait exorbitant. Comprendre et ne pas pouvoir se défendre de l’onde de choc de cette compréhension! Comprendre et ne pas pouvoir se faire d’illusions, et ce, juste  dans sa première année de lycée.  Tous ceux qui ont fait de grandes choses dans les sciences ont été des illusionnistes! Ils se sont  figurés être le nombril du monde et c’est ainsi qu’ils ont accompli l’immense œuvre de l’inutilité. Ces esprits avides, studieux, que nous enviions, auxquels nous dressions des statues, sont en fait d’une inculture crasse. Car, en fin de compte, qu’est ce que la culture suprême sinon l’onde de choc de la compréhension qui a frappé et vaincu mon enfant? Très jeune, détestant sa pilosité, méprisant le futur mâle qu’il allait devoir devenir, sauvegardant sa chasteté et  s’épouvantant de l’instant où il devrait la perdre, il a compris trop vite qu’il ne devait pas devenir un forçat des sciences, de l’espèce, qu’il ne devait pas piétiner sur place dans la parcelle de l’humain. Seigneur Dieu! Être un enfant et faire cette distinction acérée, chirurgicale, entre l’humain et l’au-delà de l’humain! Qu’est ce qui avait bien pu se passer dans son âme pure, quel déchirement douloureux, comme celui de ces nuages charnus qui se déchiquettent d’eux-mêmes pour faire place à l’éclair, quelle flamme avait bien pu le brûler des pieds à la tête pour l’empêcher dès lors de remonter les poulies de sa propre vie? Il avait compris qu’il ne serait rien  de plus qu’un homme et qu’il devrait répéter jusqu’à la folie, mais sans atteindre la folie cette même partition  biologique et culturelle. C’est ça qui lui a coûté, c’est pour ça qu’il a dû payer.

Le père Andreica sait que je suis le père d’un suicidé et c’est pourquoi il m’a souvent pardonné  de rester  dans un recoin de l’église, près de la table aux cierges, avec ma mine renfrognée.  Mais je n’ai jamais pu cesser d’être sombre et renfrogné  et je n’ai jamais fait un pas de plus vers l’autel. «Je vous le dis: Plus grand que Iohanân parmi ceux qui sont nés de femmes, il n’en est point. Mais le plus petit, du royaume d’Elohim est plus grand que lui». Saint Luc,7-28 [2]. Chaque fois que  je veux relire le Nouveau Testament, je bute sur ce passage et j’ai envie d’y mettre le feu, pour jeter dans ce feu tous nos popes ventrus et joviaux qui ne comprennent rien à la douleur des mots et continuent de remplir leur devoir de serviteurs de l’Eglise, passant avec indifférence près de l’abîme distant d’un pas de leur ignorance. C’est de ce passage qu’est parti, en fait, le suicide de mon fils. Non du fait qu’il l’ait lu – combien d’imbéciles ne lisent-ils la Bible que pour se vanter de l’avoir lue!  mais parce qu’il l’avait compris avant de le lire et au moment où il l’a lu, il a ressenti  précisément la rupture, la faille, il a senti qu’il serait condamné à être homme toute sa vie. Il n’a pas supporté cette idée. Une mystique noire et négative s’est emparée de son esprit, l’ange l’a abandonné et il s’est retrouvé seul, face à l’abîme effrayant, tout comme il se serait trouvé, à proprement parler, devant un précipice qui vous attire. Dans de telles situations limite, quand on est véritablement  sincère  et pénétré au plus profond de soi-même de la force de la révélation intellectuelle, on  ne peut se sauver qu’en étant proche d’un confesseur, d’un soutien spirituel exceptionnel, qui ait l’intuition du danger et  vous impose un ‘canon’ très sévère. Ou bien d’un médecin qui vous bourre de tranquillisants et vous  hospitalise dans une clinique. Seul, on ne résiste pas. Lui, n’avait que moi. Dans ma sottise, j’étais content d’avoir un enfant génial qui, à un âge si tendre, puisse  faire la différence entre le divin et l’humain, mais qui du fait de sa jeunesse, incapable de réaliser un miracle, de fondre ces deux éléments en un seul être, risquait de faire une grosse bêtise. Et il l’a faite.

Je ne veux pas me rappeler la façon dont il est mort. Non que sois incapable de supporter le souvenir; ce qui me met mal à l’aise, c’est que nul n’avait le droit de profaner de tels gestes lucifériens cet après-midi, où, moi, dégoulinant d’inconscience, j’étais allé boire un ou deux demis et rentrais un peu gris, sans comprendre ce qui se passait. Pourquoi  tant de gens  se pressaient-ils au pied de l’immeuble, pourquoi, au moment où j’arrivais avaient-ils commencé à me montrer du doigt comme s’ils voulaient  faire peser sur mes épaules le poids de ce qui venait de se passer? Mais que s’était-il donc passé? J’avais senti le sol se dérober sous mes pieds, je perdais l’équilibre, tout l’alcool de la mauvaise bière que j’avais bue s’écoulait de ma tête jusqu’à la dernière goutte. Les voisins ne regardaient plus le monceau de chairs et d’os  rassemblés sous un drap, ils me regardaient, leurs regards fixes m’attiraient comme un aimant vers l’endroit où se trouvait ce qui restait d’Alexandre. Je voyais dépasser du drap grisâtre et tâché – j’en retiens bien la couleur- une chaussure de sport, celles que je lui avais offertes quelques mois auparavant pour son anniversaire; il était né sous le signe des Gémeaux,  premier signe d’air, le plus labile, le plus dangereux pour les nerfs, le signe des personnes  psychiquement les plus vulnérables, mais aussi celui des escrocs de grande envergure. Mon fils avait sélectionné un maximum de nervosité et d’instabilité, jointes à la sensibilité de son ascendant Cancer, dominé par la lune qui avait fait fondre jusqu’à la dernière bribe de sa résistance. La Lune noire, hallucinante, triple Hécate qui inspire les suicidaires s’était emparée de son âme. Il avait suffi d’une seconde pour que ce brusque frémissement des ténèbres paralyse tous les circuits de sa raison. J’étais là, hébété, impuissant devant ce petit monceau écrabouillé recouvert du drap et je n’étais pas en mesure de réaliser que loin d’être le point final de ma tragédie, ce n’en était que le début.

Je suis rentré à la maison, j’ai voulu allumer la lumière, alors qu’il faisait clair et chaud, c’était l’été. Je l’ai appelée, elle ne répondait pas, les voisins m’avaient dit de monter en vitesse pour voir ce que faisait mon épouse…Auraient-ils remarqué quelque chose d’alarmant sur son visage, dans son comportement? Je ne pris pas le temps d’attendre l’ascenseur, je montai en toute hâte les marches quatre à quatre. La porte était grand ouverte, n’importe qui aurait pu entrer pour cambrioler, tout voler. Quelle aubaine pour un voyou de notre époque, une famille dont le fils se suicide! Les parents ne savent plus où ils en sont, alors, pensez bien, faire attention à la maison…! Sanda avait jeté tout ce qu’il y avait dans la penderie, les manteaux fourrés dans des sacs plastiques avec des boules de naphtaline, les vieilles chaussures éculées, tout ce dont  je promettais toujours de nous débarrasser, sans le faire, la valise avec les draps à porter à la laverie, elle avait tout jeté en vrac, pour retrouver les murs nus et elle s’y était cachée, pour guetter. Dans la pénombre  de cette niche où elle s’était pelotonnée on n’apercevait que ses yeux verts, brillants comme des émeraudes, ces yeux, dont j’étais tombé amoureux il y a plus de quinze ans, ses yeux fascinants et pourtant froids,  tout comme des pierres précieuses, dont la plus belle eau ondoie sans trace d’affectivité. Je voulais m’approcher, mais je pris peur. Je commençais à réaliser que la mort d’Alexandre l’avait plongée, elle aussi, dans cet univers suffocant de l’incapacité de communiquer. Je surmontai pourtant ma frayeur, je me  penchai, lui  tendis la main. Pas de réaction! Je la saisis par le bras, la tirai, elle ne s’y opposa point, je tirai encore, la traînai jusque dans la chambre à coucher, comme on tire sur un meuble ou un tapis. Elle se contentait de tourner la tête pour ne pas me lâcher de son regard vert et froid,  maladivement glacial,  de ses yeux de femme  active et à moitié frigide, qui avait lu, elle aussi, des bibliothèques entières, sans se soucier de porter la même robe des années de suite et que j’avais fait la lourde erreur d’épouser.  Á l’époque, je n’étais plus tout jeune, j’avais plus de quarante ans, je grisonnais, j’étais bouffi, je savais bien que plus aucune femme ne jetterait les yeux sur moi, alors, un soir, où j’avais bu plus que de raison, j’avais essayé de  lui jouer un tour, mais pas dans le sens courant de la duper, j’avais essayé de lui jouer un tour en lui parlant d’Umberto Eco, autre charlatan milliardaire de notre époque, avec tout un tas de tours de passe-passe bassement sémiologiques. J’espérais exciter son intérêt ou l’exciter tout court. Je savais depuis longtemps que ce n’était pas le genre de femme à répondre à des incitations banales. Pour  se glisser sous sa jupe, il fallait d’abord lui chatouiller le cerveau, le chatouiller jusqu’au moment où la crise de nerfs vous guette. Ma tactique  avait marché. Elle était sensible au chapitre Eco, parce qu’elle était justement en train de préparer un doctorat à son propos, je ne sais plus très bien…

Je la traînais et elle tournait la tête pour ne pas me perdre des yeux. Elle voyait bien  que je ne supportais pas son regard de femme démolie, de mère dont on a tué l’enfant. «Je te hais, grinça-t-elle en serrant les dents. Pourquoi ne t’es-tu pas tué, toi? C’est toi qui devais te tuer, et lui, il devait vivre». 

Elle ne me lâchait pas du regard, de ce regard fixe, maladif, un regard vide de statue, de peinture sur un sarcophage et les paroles dures qu’elle m’adressait venaient d’ailleurs, de l’arrière, «des coulisses», ce qui atténuait leur effet. Je me souvenais du film Belphégor, avec Juliette Gréco, un film que j’avais vu à l’école, une sorte de film d’horreur avant la lettre, qui m’avait fait une forte impression à l’époque et, en regardant Sanda, je percevais ce même glissement des plans, ce même dédoublement fatal de la personnalité. Elle demeurait une simple peinture, une frise, une fresque sur la pierre de son corps, alors que son intérieur malade, possédé, plongeait de plus en plus profondément dans les ténèbres, d’où elle pouvait  me parler avec toute la haine d’un inconscient impossible  à censurer.

«Tu aurais mieux fait de te tuer à sa place! Tu n’es bon à rien. Un paresseux, un infatué, un ivrogne qui m’a pourri la vie avec ses «je vais faire...je vais m’arranger..», incapable d’amener régulièrement autre chose qu’un salaire de misère que je devais me crever  à compléter en donnant des cours particuliers, en cavalant d’un bout à l’autre de Bucarest, sans quoi on n’aurait jamais pu joindre les deux bouts!» Son discours était de plus en plus précipité, de plus en plus incohérent, l’écart  entre ses regards et ses paroles devenait de plus en plus  profond. Je me rendis compte  peu à peu, qu’il y avait un complet dédoublement de sa personnalité et finalement, comme je m’y attendais, elle cessa de parler, elle n’émettait plus qu’un genre d’aboiements. Je tentai de la calmer, mais c’était bien trop tard. D’ailleurs elle se réfugia très rapidement dans sa niche, dans la penderie, où elle s’était aménagé un abri avec l’instinct  d’un animal qui jamais ne se trompe, quand il va bâtir sa tanière. Je la laissai tranquille, je n’en parlai à personne et m’occupai seul de l’enterrement. Je remplis toutes les formalités en un temps record, je fis porter la dépouille de mon fils à la chapelle, pas chez nous, pour que nul n’y vienne voir dans quel état se trouvait Sanda. Personne n’avait été surpris de son absence au cimetière, les gens se rendaient compte à quel point elle pouvait être ébranlée. Mais personne n’aurait pu imaginer, bien sûr, qu’elle eût perdu la tête à ce point. J’eus beaucoup de mal à rentrer à la maison. Elle était toujours dans la penderie, toute recroquevillée, dans une position anormale. Si elle avait eu davantage de place, elle se serait allongée, le museau sur les pattes de devant, comme un chien qui se repose. Elle  ne remarqua pas ma présence. J’aurais voulu lui donner  à manger, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Il n’était pas question de la faire venir à table, si j’avais essayé de la nourrir comme un petit enfant, comme une malade, elle aurait refusé sans doute; il ne me restait plus que la solution la plus misérable, lui mettre une écuelle par terre, avec un peu de nourriture qu’elle pourrait prendre quand elle en aurait envie. J’agissais comme si j’avais eu affaire à un animal, mais je n’avais pas d’autre solution. C’est incroyable, mais cela a duré des semaines, des mois peut-être.

 

 

CHAPITRE V

J’étais à proximité du Cercle Militaire, les yeux rivés sur  un éventaire couvert de revues hautes en couleurs,  tout en pensant que ce ne serait pas une mauvaise idée  d’aller voir un film dans un des nombreux cinémas, qui se succèdent sur le boulevard, ex 6 Mars, ex Gheorghiu-Dej, actuellement Elisabeta. Je me souvenais de l’époque où l’on y passait Angélique, Les Vikings,  Carthage en flammes, des superproductions des années 60. Les gens s’y bousculaient alors, jeunes, fonctionnaires, vieillards, tant on avait besoin d’un peu de drogue, de cette vie  sur pellicule, d’oubli pour les uns, de stimulant pour d’autres. J’étais allé une fois avec une de mes collègues, professeur de latin, voir la deuxième partie d’Angélique. Des tziganes se pressaient devant le cinéma et vendaient les billets à des prix exorbitants, il y avait une bousculade indescriptible, nous avions eu du mal à nous glisser dans la salle. Le public était excité, transpirait, mais la vulgarité ambiante nous grisait, on avait une sensation de bien-être. Cette jeune fille sérieuse, cultivée,  - elle connaissait par cœur toutes les vies des Césars racontées par Suétone- semblait grisée, elle aussi, libérée de son corset de savoir. Elle vivait avec intensité les péripéties des héros pirates, arabes, se plongeait dans les mers, les minarets, dans les vies de Robert Hossein et de Michèle Mercier. Nous nagions dans la fiction, alors qu’à l’extérieur, Ceauşescu venait juste de prendre le pouvoir, il était gras comme un verrat, le cheveu aussi noir qu’une aile de corbeau, et faisait le ménage dans la vieille garde de Dej [3].

Qu’est ce que cela pouvait bien nous faire qu’une frêle vérité  tentât de montrer le bout de son nez à propos de Pătrăscanu [4], du moment, que sur le boulevard nous avions des films de cape et d’épée! Oh, j’aurais pu, alors, mettre la main sur cette professeur de latin qui espérait goûter la drogue jusqu’au bout, oublier les désinences et les cas des noms pour monter sur l’écran, comme Mia Farrow dans La Rose pourpre du Caire, que je verrais bien plus tard, quand mes cheveux auraient déjà commencé à grisonner. Mais je n’en avais pas eu le courage, j’avais refusé la jeunesse. Si j’avais épousé  la professeure de latin, sans doute  ne serais-je pas devenu le père d’un enfant suicidaire. Et par la suite, elle s’était lancée, de la façon la plus déplorable possible, dans une liaison peu honorable avec le chauffagiste du lycée. Sidérant! Leçon de vie? Baliverne ! Rien que des banalités! Une histoire à quat’sous, voilà tout!

Les souvenirs m’assaillaient ce soir-là, à côté du cercle Militaire, tout près de la salle d’expositions. J’avais fait quelque pas de plus, les yeux mi-clos, lorsqu’un bruit assourdissant me fit tressaillir. Un pavé lancé depuis une voiture qui passait  à toute vitesse sur le boulevard venait de briser une vitre de la salle d’exposition. Sur le coup je ne me rendis pas compte de ce qui se passait. Il fallut que les badauds se rassemblent, pour que je comprenne, quelques instants plus tard, de quoi il retournait. Je n’avais encore jamais vu cela, ou bien alors, seulement dans la soirée du 21 décembre 1989, quand les vitrines exposant les oeuvres de Ceauşescu avaient volé en éclats. Mais alors le bruit  de verre brisé avait été un véritable régal, une libération, un triomphe. Maintenant la peur me faisait presque trembler, comme si j’avais été l’objet de cette agression. Deux officiers jaillirent  de la salle pour noter le numéro de la voiture. Les soldats en sentinelle étaient encore plus  ahuris et ne savaient que faire. Je tendis l’oreille pour saisir des bribes  des conversations qui s’engageaient.

- Cette fois, ils ont fait fort, dit l’un des deux officiers. Ils ont commencé par coller des affiches, ils ont barbouillé les fenêtres de peinture, maintenant ils se sont mis à les briser. C’est la plus grave offense faite à l’armée.

- Il va falloir fermer l’exposition plus tôt que prévu.

 Une petite vieille qui se trouvait près d’eux intervint, sans que personne ne le lui demandât.

- Moi, je me demande pourquoi vous l’avez ouverte, braves gens? Vous n’avez pas vu ce qu’il y a comme  infamies là-dedans? C’est une honte! Vous, des militaires!

- C’est un comble, s’étonna l’autre jeune officier, à la tenue parfaite – il se voyait sans doute déjà coopté aux échelons supérieurs de l’OTAN pour le sud-est européen. Il faut  aller dire un mot à ces trouillards de policiers, qu’ils se remuent un peu.

En dépit de l’assurance qu’il affichait, les gens présents à l’exposition sortirent effrayés, osant à peine parler tout bas. Comment ça se fait, comment  est-ce possible? Une telle barbarie?  Il n’y a plus trace d’ordre dans ce pays?

Je n’eus pas de mal à  remarquer le Père Toader dans la foule. Il avait l’air d’être le plus révolté, il agitait les mains, parlait fort, manifestait sa colère de façon très convaincante.

- C’est un retour à l’Inquisition ! S’être débarrassé du communisme pour supporter une censure encore plus cruelle?  On a le droit d’écrire et d’exposer ce qu’on veut, mais d’un autre côté  il y a toutes sortes de dingues pour venir faire la loi. Il ne suffit pas qu’ils aient voulu brûler mon livre, il faut maintenant qu’ils s’en prennent à cette femme!

Je ne comprenais pas tout ce que disait le prêtre à cause du chahut, de nombreux passants s’étaient arrêtés devant l’exposition et se lançaient dans des discussions enflammées. L’officier à l’aspect occidental, qui se voyait déjà aide de camp à l’OTAN, prit son courage à deux mains et fit une déclaration spectaculaire.

- Il n’y a pas de doutes, ces misérables ont partie liée avec la police. Nous avons  déjà déposé des quantités de plaintes et ils n’ont pas été capables d’en arrêter un seul.

Des caméras avaient surgi, habilement maniées par leurs caméramen, jeunes, flegmatiques, mâchant du chewing-gum, et rêvant de travailler pour quelque patron aux poches bien pleines.

Je me faufilai parmi la foule et entrai dans l’exposition abandonnée. La bousculade à la sortie avait endommagé un tableau accroché près de la porte. La femme qui le ramassait maintenant en tentant d’évaluer les dégâts ne pouvait être que le peintre qui exposait. Plus toute jeune, malgré ses longs cheveux blonds-miel qui lui descendaient jusqu’à la taille. Elle se mouvait lentement, comme planant, comme  un être  égaré dans une réalité qui lui était étrangère. Elle semblait être la seule que la panique ait épargnée. Á sa façon de sourire, discrètement, mystérieusement, une sorte de sourire à peine esquissé, elle donnait l’impression de s’être attendue à cette agression. Elle se tourna vers moi, avec un regard triste, comme si elle me demandait de l’excuser pour cet incident. Privée de force, d’aide, elle conservait pourtant dans sa façon d’être cette solidité de l’homme ou plutôt de la femme dont rien ne peut ébranler les convictions. Son visage ovale aux lèvres charnues mais  sans aucune sensualité, son menton  viril, ses petits yeux, ronds, assez vifs, mais inexpressifs,  composaient le portrait d’une femme peu séduisante, bâtie dans une argile lourde et mate. Malgré tout,  elle en imposait au premier regard, c’était une créature invraisemblable, issue des terres de la création, de matière durcie par le soleil, un soleil lourd à son tour, cuivré, tranche de la terre sédimentée.

- N’ayez pas peur, me dit-elle, c’est une plaisanterie de mauvais goût. Mon cousin fait beaucoup de bruit, mais c’est son genre de voir  des complots partout.

- Comment? Vous êtes parente du père Toader?

- Oui, qu’y a-t-il d’étonnant à cela? Vous le connaissez?

- Je suis allé le voir dans son église, j’ai lu son livre.

- Ah, fit-elle, concentrée. Son livre est dangereux. Mais il en a toujours été ainsi  dans notre famille. Nous avons aimé le feu et le feu nous a aimés.

- Je ne comprends pas.

- Le feu est, parmi tous les éléments, le plus précieux, le plus important. Parfois il enflamme le ciel et dans ses flammes on peut distinguer des signes, des hiéroglyphes, des anges…

Elle parlait avec aisance, le flottement de son corps se prolongeait dans ses paroles, tout aussi invraisemblables. Elle me faisait penser à une montagne ou une colline apparemment inoffensive, aux pentes douces, qui se mettrait à gonfler, à bouger, à changer de forme, levant doucement comme de la pâte à pain.

- Moi, je n’ai pas vu d’anges, ajouta-t-elle.

Je parvins à me concentrer et me mis à observer les tableaux qui  faisaient le tour de la salle, en arc de cercle. Je ne l’écoutais plus, car ses peintures étaient si étranges qu’elles vous laissaient tout bonnement sans voix et vous bouchaient aussi les oreilles. Des corps, des corps, des corps,  une chute de corps en chaîne continue du ciel à la terre, des mains enserrant les chevilles  de celui qui se trouvait en dessous pour arrêter sa chute; mais, en regardant plus attentivement, on pouvait aussi inverser la perspective. La chute pouvait être ascension. Les corps surgissaient l’un de l’autre, les pieds de celui du dessus étaient un point d’appui pour celui qui se trouvait dessous. En fait, la chute et l’ascension pouvaient n’être qu’illusion car la chaîne de corps semblait condamnée à l’immobilité, comme si les corps suspendus les uns aux autres n’avaient eu aucune possibilité de bouger, captifs, pareils à des insectes dans un grain d’ambre. C’était sans doute l’intention de l’artiste, de suggérer que ces êtres étaient fixés dans une effigie de l’effort,  de la vanité ou du peu de durée de vies, qui  du point de vue du créateur ne dépassent pas un clin d’œil. En réalité, le jaune moelleux des tableaux, tirant sur le bronze, me faisait penser qu’en peignant, la femme s’était inspirée  de la cascade de ses cheveux  longs et drus  lui enveloppant le dos comme un châle, tissé de sa propre substance.

 



[1]              Patriarche de Roumanie.

[2]              Trad. André Chouraqui, Ed. Desclée de Brouwer, 1989.

[3]              Dirigeant du PC roumain avant Ceausescu.

[4]              Ministre, écarté du pouvoir, victime de fausses accusations.


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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:04

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Le présent récit est tiré d'un recueil de nouvelles publié en Roumanie en 2001 et intitulé : Cei trei copii Mozart (Les trois enfants-Mozart).


 

…L’automobiliste reconnaissait le paysage. Comme il reconnaissait les villages, même lesN7 quelques maisons éparses, un puits, une tour, une ferme. Ensuite la plaine. Rien que la plaine. Connue ou inconnue, difficile à dire. Une steppe parfaite et infinie. De temps à autre, il arrivait à une station-service. Le vendeur – chaque fois un autre évidemment – était toujours aimable, les distributeurs de boissons et de collations fonctionnaient à merveille, et la route se dépliait lisse et droite, une ligne. La seule chose qui semblait anormale est qu’il n’y avait aucune autre voiture en vue. Et cela depuis plus de quatre heures déjà. Parfois, on apercevait de petits troupeaux de moutons ou de bovins paissant dans les prairies infinies, mais jamais quelqu’un qui les gardait. Et si, auparavant, on remarquait de temps à autre un arbre dans la puszta, maintenant une telle apparition devenait plus rare. En fait, on n’en avait plus vu depuis les sept dernières heures de route… Même l’herbe commençait à disparaître. Ici et là, on voyait encore quelques touffes desséchées à l’aspect de plus en plus jaune. Elles étaient remplacées par des buissons nains de chardon, la seule végétation qui prouvait qu’on avait à faire à un espace terrestre pas complètement stérile. Les stations-service, à une distance convenable les unes des autres, étaient ouvertes jour et nuit, les distributeurs aussi. Seulement, les vendeurs semblaient devenir de plus en plus sourds. S’il leur posait une question pendant qu’il faisait le plein, ils répondaient à côté ou arboraient un sourire hébété d’un air serviable. Bien entendu, l’automobiliste aurait pu faire demi-tour, mais toute son attitude marquait clairement qu’il n’y songeait pas, allez savoir pourquoi. De temps à autre, il regardait le chemin qu’il avait parcouru et alors, il avait l’impression qu’il ne reviendrait plus jamais à son point de départ. Il avait toutes sortes de conserves et de biscuits dans le coffre, ainsi que deux caisses de fruits, une grosse meule de fromage enveloppée dans du nylon et quelques bouteilles d’eau. Il se reposait bien. La nuit, il dormait huit heures et le jour, au moins deux. Dans son visage, on ne lisait que détermination et confiance, mais seulement parce qu’il se maîtrisait, car dans son for intérieur il ne pouvait rester indifférent à l’insolite dans lequel il s’enfonçait plus profondément avec chaque kilomètre parcouru. On n’observa le premier signe d’inquiétude qu’au moment où il constata qu’il n’y avait plus le moindre souffle de vent… Le compteur indiquait cent-vingt à l’heure. Même s’il fait un calme plat total, on devrait, à cette vitesse, éprouver une certaine résistance ! Une explication possible était que, par miracle, le vent soufflait à la même vitesse dans le sens de la marche, mais cela ne tenait debout que le temps qu’il roulait. Car cela impliquait que, s’il s’arrêtait et sortait de la voiture, il se retrouverait dans une véritable tempête. Or ceci n’était pas le cas. Ni à gauche ni à droite, il ne sentait un brin de vent. Il avait l’impression que sa respiration était devenue un peu plus lourde.

Quelque temps après, l’alternance jour-nuit disparut aussi et fut remplacée par un crépuscule continu ; on aurait facilement pu prendre le soleil toujours plus pâle pour la pleine lune. C’est alors seulement que l’homme au volant ressentit la tentation d’arrêter et de faire demi-tour. Le fait qu’on soit téméraire n’exclut pas qu’on soit également prudent. Les événements prenaient de plus en plus des aspects inhabituels.

Il freina. Pour la première fois depuis le début du voyage, il y a vingt-trois jours, il freina vraiment. Devant lui, la route parfaite : pas une bosse, pas une courbe, pas une flaque d’huile ou d’eau. En raison de la monotonie du voyage et de ce qui se passait – pour autant qu’il « se passât » quelque chose –, il devenait un peu irrité et avait parfois mal à la tête. Il avait freiné fermement, dans le but de se soumettre à un choc physique qui devait le requinquer. L’inertie lui avait précipité pendant quelques instants la poitrine contre le volant, produisant une douleur légère mais persistante.

Il lui sembla avoir la tête plus claire, maintenant… Sa décision fut prise rapidement : encore une fois vingt-trois jours et il serait de retour à la maison !

Il regarda par la vitre arrière, comme s’il voulait mesurer le chemin. Il se leva sur un genou sur le siège pour mieux voir. Puis, il descendit rapidement. Impossible ! C’était comme s’il n’y avait jamais eu de route derrière la voiture. Sous les roues, elle était intacte, il la toucha du pied, puis de la main. Il tourna la tête. Dans le sens de la marche, le ruban d’asphalte s’enfonçait en ligne droite dans l’horizon. L’automobiliste regarda de nouveau dans la direction d’où il était venu. Un désert gris sur lequel planait un ciel gris sans nuages. Retourner ? Inconcevable sans compas. Le moindre écart de la direction exacte – et cela était inévitable – aurait dans l’espace de vingt-trois jours des conséquences imprévisibles. Peut-être même fatales, car il ne rencontrerait certainement pas de stations-service ni de distributeurs… Et le retour ne prendrait pas vingt-trois, mais trente-trois jours, des mois peut-être… En avant, toujours en avant, c’était la seule possibilité plus ou moins rationnelle. Combien de temps encore ? Et où arriverait-il ? Il lui remontait à la mémoire qu’il n’y avait pas eu de vendeurs aux deux dernières stations-service. Il avait fait le plein seul, laissant l’argent sur le comptoir. Et que se passerait-il si les stations-service et les distributeurs de boissons et de collations disparaissaient aussi ?

La voiture fit un bond en avant, conduite par un homme plus déterminé que jamais...

 

STOP !

Dans la salle de projection, la lumière s’alluma. Fatigués, un peu apathiques, les trois hommes se regardaient d’un œil interrogateur. Un des spectateurs était le réalisateur, scénariste, acteur et producteur à la fois du film. Les deux autres étaient l’opérateur et un expert en effets spéciaux. Le grand soleil pâle, presque blanc du crépuscule était son œuvre, ainsi que la steppe purifiée de toute trace de vie, le mouchoir immobile, tenu hors de la fenêtre de la voiture à une vitesse de cent-vingt kilomètres à l’heure, et l’effacement de la route, pour rendre le retour impossible...

Les trois gardèrent le silence pendant un long moment. Le réalisateur haussa plusieurs fois les épaules, puis fixa ses ongles. Après une longue pause, il dit :

– Vingt-huit minutes… Un peu plus d’une minute pour chaque jour…

Il se tut, puis reprit après un court moment :

– Cela fait dix ans que je porte ce film en moi. Cela fait dix ans que je cherche… Et je ne sais toujours pas comment le terminer. Le scénario n’a pas de fin… Je n’ai toujours pas trouvé une conclusion adéquate. De toute façon, les spectateurs ne comprendront pas grand-chose…

– Ils en comprendront suffisamment, dit l’opérateur. L’humanité entière est à la recherche : chaque individu suit sa propre voie… Il se trouve sur une route, une piste...

– Oui, poursuivit l’expert en effets spéciaux, chacun sur sa propre voie… Les spectateurs saisiront la parabole...

– Même vous, vous n’y avez rien compris… Comment voulez-vous que les autres comprennent? Mon pilote, l’automobiliste, appelez-le comme vous voulez, n’a pas vraiment de but. Il a une aspiration. Il ne faut pas confondre les deux : il y a assez de gens qui aspirent à n’avoir aucun but ! Ils aiment la dérive, le non-engagement, le hasard, en un mot : le chaos. Mon homme veut sortir d’un espace qui ne le satisfait plus. Voilà pourquoi il s’est mis en route ! Il estime qu’il lui est impossible de rester où il est et il tente de trouver une sortie !… Où ? Dans un autre espace, évidemment… Peut-être modelé autrement, avec d’autres dimensions. Pour cela, les règles connues doivent disparaître, comme au moment de franchir un seuil. Là, d’autres règles règnent probablement, mais je ne les connais pas. Je ne fais pas de film SF. Je filme une métaphore. Un nouvel espace appelle de nouvelles règles. Il n’y apparaît plus d’hommes, l’alternance jour-nuit se fond dans un crépuscule éternel. La route est à sens unique, la notion de « retour » n’existe plus… Ce qu’il en résultera, je ne le sais pas… Je suis obsédé par cet espace hypothétique. J’y ai investi mon âme et mon argent, je suis presque à sec… Ceci dit, je ne peux plus reculer… Il faut que je finisse ce film ! Mon dernier !

– Tu es fatigué, dit l’expert en effets spéciaux… Tu ferais bien de prendre quelques jours de repos…

– Encore un peu et tu me diras que suis fou, dit le réalisateur en se forçant à plaisanter.

L’opérateur se mit à rire.

 

Le tournage se poursuivit encore quelques jours… La même route infinie, le même périple… La course aberrante n’apportait rien de nouveau pour l’équipe, sauf pour le réalisateur. Des images presque identiques qui, au visionnage, devenaient de plus en plus fastidieuses. Aussi les trois devenaient-ils de plus en plus nerveux. Il y eut des escarmouches. Un jour, l’expert en effets spéciaux menaça même de mettre fin à sa collaboration.al Ecovoiu photo Simion Mechno

Le lendemain matin, le réalisateur annonça qu’il avait enfin trouvé la fin la plus adéquate, la seule possible, et que le film serait un triomphe ! Il n’avait pas l’air enthousiaste – comme on aurait pu s’y attendre – mais on vit bien qu’il croyait dur comme fer à sa trouvaille. Curieusement, il avait embauché trois opérateurs de plus.

– Juste pour un jour, dit-il.

Les opérateurs, quatre maintenant, lurent la dernière partie du scénario enfin achevé. Il leur expliqua en détail ce qu’ils avaient à faire. Le premier opérateur devait suivre l’automobiliste dans une autre voiture et le filmer pendant une quinzaine de minutes, tandis que les trois autres devaient se tenir prêts pour le finale proprement dit. Le film devait se terminer avec l’arrivée de l’automobiliste exactement au même point dont il était parti. C’est à dire devant la forteresse, à côté de l’ancien hôtel de ville. Le réalisateur voulait que les images soient prises sous trois angles différents, clairement définis par lui. Le tout devait être filmé avec un maximum de rigueur et de professionnalisme, car il n’y aurait pas de reprise. Il savait que la possibilité d’une reprise amènerait à la superficialité.

– Notre travail sera parfait, assurèrent-ils tous.

Le réalisateur passa de nouveau les détails en revue.

– L’espace – dans les cadrages choisis – devient de plus en plus humain. Au lointain, se profilent des maisons, des arbres, des vignes et, évidemment, des hommes. Puis, toujours au lointain, mais plus rapproché, on distingue de manière de plus en plus claire et menaçante la ville d’où je suis parti, plus précisément : notre ville. Cheminées d’usine, quelques immeubles bancaires, un avion qui décolle, des montagnes de déchets, des voitures, de plus en plus de voitures qui quittent la ville en grand nombre – cela sera arrangé après par notre expert en effets spéciaux – et obligatoirement de la fumée et encore de la fumée, beaucoup de fumée survolant tout le paysage. Au moment où je vais freiner devant la forteresse, les trois caméras qui y sont déployées filment en détail les réactions de celui qui, vaincu, retourne là où est sa place, son propre espace ! Il arrive dans l’autre identique !…

 

Tout s’est parfaitement déroulé. Les enregistrements sur l’autoroute, les cadrages prescrits par le réalisateur, l’arrivée dans la ville… L’équipe devant la forteresse – quoique déconcertée – a surpris en détail le moment de l’impact avec le mur, la ferraille se transformant en accordéon, le rebond de la voiture comme si c’était un jouet, une porte lancée en l’air. L’automobiliste aux yeux vitreux ouverts, une fontaine de sang éclaboussant la vitre latérale qui par miracle était restée entière, l’horreur des quelques piétons qui se trouvaient par hasard dans le coin… Lorsque la police a visionné au ralenti la fin de chaque pellicule, elle fut impressionnée par la qualité exceptionnelle des images, le travail de vrais professionnels, un fait qui a grandement contribué à éclaircir ce qui s’était passé. Après l’examen du véhicule accidenté et la reconstitution des événements de ce dernier jour de tournage, on a établi de manière indubitable que peu avant son arrivée le réalisateur avait lui-même, sur une aire de repos, démonté certaines parties du système de freinage. 

 

…Quelques mois plus tard, le film était présenté au public sous le titre La route. L’expert en effets spéciaux avait fait tout son possible pour que la fin du film corresponde à la vision du réalisateur, telle qu’il l’avait dévoilée à plusieurs reprises à l’équipe. Dans toutes les salles, le film fut accompagné au bout d’un quart d’heure de sifflets et de huées, et petit à petit la salle se vidait presque complètement. Ceux qui restaient, les plus intéressés ou les plus patients, pouvaient être déçus ou non par la fin, mais elle les laissait tous confus...

Peu de temps après, la situation changea. Une grande chaîne de télévision avait programmé le film sous un nouveau titre, La route de la perdition. L’émission fut précédée d’une introduction sur l’origine du film, la mort du réalisateur et le sens de la métaphore en question. L’initiative suscita un énorme intérêt du grand public au niveau national. Les salles qui mirent le film à l’affiche se révélèrent cette fois-ci trop petites. Quelques petites firmes dans la branche avaient copié seulement la fin sur cassette vidéo – illégalement, semble-t-il – pour que les amateurs puissent suivre à la maison, en toute tranquillité et plusieurs fois de suite, la manière dont un homme peut mourir pour une idée.

Au bout du compte, le film fut un grand succès cinématographique.

 

Photo (c) Simion Mechno

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:03

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Dans une parabole (qui se revendique ouvertement de Boulgakov) où fiction et réalitéN7.JPG historique se mêlent, Daniel Bănulescu raconte un voyage impromptu du diable (alias has-Satan ou Ho diábolos) – flanqué de ses quatre « bagages » aux airs d’agents de la Securitate ou de gangsters (Marcel le Féroce, Relu Sent-Bon, Doru la Douceur et Gabi le Veinard) – dans la Bucarest du printemps de l’an 1988 de Ceaușescu, afin de passer en revue ses fidèles et dresser le dossier de leurs gamberges, sous couvert d’une histoire biblique-cabalistique ébouriffante de recherche de la Clé des abîmes. Le choix de cette cité où Vlad III l’Empaleur, alias Dracula, établit jadis sa cour n’est pas fortuit : elle incarne la quintessence du mélange, déjà évoqué par Mateiu Caragiale, de latinité, de balkanisme et d’orthodoxie, auxquels un totalitarisme soviétique est venu s’ajouter de force, qu’est le « roumanisme ». Ce périple goyesque, dont le guide sera l’inénarrable Țaca Genel le taxi, dans la Sodome communiste bucarestoise s’achève sur un poème-prière du narrateur, expression de ses espérances en une (encore possible) rédemption à travers la Poésie. (D. I.)

 

Ce soir-là, la magicienne s’était endormie sur son canapé, la tête au sud, afin de pouvoir rejoindre, dans son sommeil, le professeur Mircea Eliade.

Son aventure imaginaire avec le Grand Homme était son grand secret pervers, voluptueux et religieux, si tant est que ces deux choses puissent coexister. Son luxe et sa justification inavouée de femme élue.

En fait, à chaque fois qu’elle dormait la tête orientée au sud, Maria C. Nicolici se réveillait (en rêve) dans le lit du Professeur d’Histoire des religions. À la différence des longues semaines durant lesquelles, s’endormant vers d’autres points cardinaux, elle se voyait concéder comme unique privilège de suivre platoniquement, à distance, sa silhouette fibreuse, quasi ascétique. Dans les couloirs d’une longueur révoltante de l’école des Hautes Études de la Sorbonne, ou de l’Université de Chicago. Couloirs remarquables mais, par ailleurs, complètement idiots, puisque, si bénéfiques que pussent paraître les directions dans lesquelles ils divergeaient, au bout du compte, on n’y débouchait sur aucun lit.

En revanche, le sud (le bien nommé) s’avérait nébuleux et viril, ne perdait pas son temps. Dès qu’il l’attrapait, le sud la renversait de ce pas sur sa couche.

Et lorsque, dans sa nuisette coquine, elle se trouvait couvée du regard voilé par des verres épais du seul Homme qui, pour la toute première fois au cours de l’histoire, avait pris la liberté d’explorer, avec une égale compétence, la Science, les Religions et la Littérature, alors, ramenée aux mensurations lisses et inquiétantes du buste de la fillette de treize ans entrée comme apprentie planeuse et parachutiste à l’aérodrome IAR de Brașov1, la magicienne se mordait les lèvres.

Osant à peine gémir, quand le Maître caressait la peau fine d’un de ses mollets avec un côté de la monture de ses lunettes. Osant à peine bouger, pour ne pas réveiller l’infâme Christinel, l’hypocrite épouse du Savant, blottie en chien de fusil au pied de son lit. Mais n’ayant pas non plus le cœur de se taire, par peur que, la surprenant bouche cousue, le Professeur n’aille pas se figurer que les Erinyes2 lui avaient fourré dans les draps je ne sais quelle oiselle ignare…

C’est pourquoi, en fourrageant à bras raccourci la signification de l’œuvre du Savant, elle glissa, subrepticement, l’une de ses chevilles roses sous son propre séant, posture que son intuition lui suggérait comme l’avantageant le plus, et le questionna :

– La créativité, ou la pensée mystique… serait-elle l’unique véhicule, l’unique joie… qui nous emporte, nous autres humains, vers les univers parallèles ?

Possible que sa question profonde ait été posée un peu trop abruptement.

Puisque Mircea Eliade l’omniscient, lui-même, après s’être figé plus d’une minute dans la concentration, se délesta, délicatement, sur la table de nuit de sa pipe et de ses bésicles.

Et, se pelotonnant derrière elle, l’entoura de ses bras tout en tendons.

Et lui expliqua, usant, pour la première fois, d’une drôle de voix, plus rauque et brouillée.

– Un peu que tu dois les garder parallèles, ma caille… Car, à celles qui les gardent croisées ou recroquevillées… Y’en a pas un qui trouve moyen de leur faire plaisir. Ni de les ramoner.

C’était une facette toute nouvelle, détendue, gouailleuse du Professeur, s’en réjouit, alanguie, Maria C. Nicolici.

Or, en guignant du coin de l’œil, afin de le connaître aussi transfiguré par cette tentative de parler comme un homme, elle découvrit, soudée à son dos, au lieu du torse merveilleusement spiritualisé du Maître, une lourde carcasse mastoc, dans le genre fossoyeur, qu’à grand-peine et à retardement elle identifia au taxi qui lui avait tapé sur les nerfs toute la soirée précédente.

Sauf que celui-là (quand il lui avait parlé la veille), au moins, était habillé.

Alors que la bedaine basanée de ç’ui-ci, dont il ne cessait de lui rentrer dedans, pendouillait comme un tas de gélatine.

Déculotté, mais d’une seule jambe.

Sa moustache râpeuse tel un rabot. Ses sécrétions aux relents forts d’un pot de cannelle.

Dégrisée, elle résolut, en se redressant sur le coude, faute de le neutraliser en entier, de neutraliser au moins son odeur, sa bedaine avachie, sa moustache. Pour constater ensuite, sans déplaisir, qu’un mâle bien réel était quand même un mâle réel. Et que, fût-il désagréablement réel, celui-ci, de surcroît, semblait être un mâle bigrement excité.

– Enlève-le, ton falzar, gros dégueulasse… Tu m’as éraflé jusqu’au moindre osselet, avec la boucle de ton ceinturon.

Et Maria C. Nicolici, les yeux fermés, après avoir défait trois sur les cinq boutons de la chemise du susdit, se mit elle-même à poil. Tout en s’efforçant de conserver, sous ses paupières, l’image d’un Mircea Eliade qui, à ses côtés, lui aussi déconcerté par l’attente, s’escrimait avec sa pipe.

Or, ce n’est qu’après que la pétulante rouquine fut revenue à l’horizontale que le Professeur d’Histoire des religions de son esprit, à son tour, parvint à dûment s’allonger auprès d’elle. L’enveloppant (simultanément à l’action du taxi, qui, en effet, se dépiautait de son falzar) dans des dissertations protectrices, doctes et tendres, dont elle avait perdu dès l’enfance les douces significations, lui caressant, d’un doigt danseur, l’aura qu’elle sentait tournoyer en grésillant autour de sa tête. daniel-banulescu.JPG

Qui plus est, Mircea – comme elle s’entendit l’appeler, affolée – récolta l’un des poils roux dont elle n’arrêtait pas de s’enorgueillir et, après l’avoir divinisé, en bourra le fourneau en bois de rose de sa pipe. Le Cabinet mué en boudoir, tout entier, se peupla d’un parfum de santal. Si altier, dense et corporel que, pour un peu, on aurait pu suspendre une écharpe à son dossier.

Mais le taxi, lui, n’y suspendit point d’écharpe, loin s’en faut.

Se tapant le coquillard de sa fragrance de santal, le dénommé prit son élan, puis, comme au jeu dit de la mêlée, s’abattit entre les jambes puérilement redressées de la rouquine. Lui laissant à peine le loisir de tendre une main par-dessus la cage des côtes du Maître, afin de tourner vers la gauche l’interrupteur de son magnétophone Maiac.

L’allumant, montant le son et balayant, cette fois, sa chambrette d’une seconde vague. Sonore. Celle du double album des Pink Floyd. Nettoyant à grande eau tous les borborygmes et les râles d’un quidam plus habitué à ramoner dans un taxi que dans un Cabinet.

Et alors, la musique la fit se sentir comme si Alexandre le Grand lui-même était en train de la chevaucher.

Et puis, la musique la fit aussi sourire, dans un coin de ses impudeurs, à l’idée que, voilà, on l’avait enfin mise dos au « Mur ». Et puis, elle ne s’en étonna même plus… quand, là, enfin ! son second plateau de Balance avait été occupé par un second mâle… et que tous les développements, présents ou passés, lui semblaient couler de la source des enseignements que le Professeur de ses aspirations et de ses frustrations lui répétait sans relâche dans le tuyau de l’oreille.

L’encourageant, de ses regards phosphorescents et omniscients, lorsque le dernier bourgeon de son feuillage stellaire demeurait tordu ou raidi.

La réprimandant, lorsqu’il la sentait, tant soit peu, se dérober au mouvement de va-et-vient de l’univers.

Poussant le sacrifice jusqu’au-delà des confins de la connaissance, lorsque, pour la délivrer des moindres chaînes du complexe de sa présence exemplaire et par trop vertueuse, en peinant à l’engueuler, sa langue novice fourcha sur un éclat poétique de récitation des Upanishad3 ; rudement confus, lorsque sa main rompue au tantrisme lui pelota les seins ; la câlinant et l’enjoignant de répondre, dans le même langage, au taxi mal embouché. Celui qu’ensemble, en l’initiant, ils tâchaient d’élever à leurs propres accomplissements spirituels. Celui qu’ensemble ils s’échinaient à changer en arhat4 (« saint »), voire, carrément, en bodhisattva (« incarnation antérieure du Bouddha »).

Il grognait, le bodhisattva, par-dessus les guibolles de la susdite :

– T’aimes ça, eh, salope ?

– C’est comme ça qu’on vous enseigne à prendre les virages, là-bas, au polygone ?

– De quoi je me mêle ? Si tu l’aimes pas, mon virage, illico je le sors et je te plante dans le décor…

– Non ! Le sors surtout pas… Tu sais quoi ? Roule, t’arrête pas. Tu vas pas nous planter maintenant, en rase cambrousse…

– Je vais te planter où bibi voudra… Je vais te balancer dans les fourrés, à moins que tu gueules, là, de suite, comme t’aimes voir le monde depuis le manche de Mézig… À moins que tu déclares, la main sur le manche… Sinon, je vais te bazarder dans les buissons comme un vulgaire sac de patates…

– C’est mon âme que t’as défoncée et vidée, va, espèce de putois… Tu m’as fait tanguer et suer pire que ramer sur le lac de Snagov5… Le monde depuis le manche de Tézig… ? Purée de moi ! J’aime, na ! le voir d’ici.

– Oui-da !... Mais, dis, t’es morgane de le voir plutôt depuis le bout ?... Ou plutôt depuis le trognon ?...

– J’aime le voir, le monde, depuis les deux points du manche. J’aime l’observer depuis où que je sois… Mais, j’en ai comme l’impression, dix fois mieux et un chouia depuis le trognon.

Et il lui apprit, l’incitant à tourner la tête du côté où son Maître ne se trouvait pas, à klaxonner des lèvres. Et à signaliser en levant de moitié le bras gauche.

Revenu dans le Cabinet, lui aussi, avec sa proie vissée sur son membre en regain de vigueur, has-Satan évita de culbuter Gabriela pile sur ce triangle amoureux – le spectre du professeur Eliade, la magicienne et Genel –, histoire de ne pas faire dégringoler de manière spectaculaire leur moyenne de culture.

Pas même quand à la fin il l’y culbuta, ce moulin de hanches, de bras et de corps astraux pilonnant en harmonie au plumard ne se grippa un seul instant.

Bien au contraire, en se cabrant, à la force et à l’audace conjuguées de centres sensuels démultipliés, ce moulin s’attela à faire mousser la plus gigantesque, la plus effrénée tasse de NESCAFÉ jamais vue au monde, avec has-Satan ricanant sur sa balançoire de petit nuage, en guise de petite cuillère de crème fouettée.

Vers une heure quinze de cette nuit-là, le Grand Tentateur du monde se retira dans son cagibi en rampant. En miaulant et en appelant par son nom chaque ongle de ses doigts de pied. En se frottant, en se câlinant contre la moindre saillie du mur. Et quand, enfin, il se mit au lit, se préparant à se déployer, l’espace de quelques heures, dans le ciel de la ville, telle une haute flambée, Ho diábolos d’abord écouta le silence alentour, en dents de scies mécaniques des cigales, trituré par les mâchonnements des molosses qui, rendus cinglés, se rongeaient un de leurs propres membres, haché par les couinements des sommiers sur lesquels des mémés lubriques attiraient au vol un de leurs petits-fils. Puis, renversant la tête, tout réjoui, il poussa un hurlement qui ramollit jusqu’à la colle des bouteilles étiquetées sur les tables du quartier, tandis que, d’une voix larmoyante, racoleuse, tripoteuse de gratteur de tympanon paillard, il braillait :

 

 

Dans mon quartier bien-aimé

Dînga rînga da…

 

J’me marre’ comm’un vrai taré

Dînga rînga da…

 

Et pendant que j’m’y gondole

Dînga rînga da…

 

Les grinches, eux, s’y paient ma fiole

Dînga rînga da…

 

Hé l’sergent hé l’hirondelle

Dînga rînga da…

 

Tu m’dois là une’ fière chandelle

Dînga rînga da…

 

Quand t’étais chez tatie Bette

Dînga rînga da…

 

V’nu alpaguer sa cuvette

Dînga rînga da…

 

Chauds les grinches’, sus à la gueuse’,

Connaissent’ pas d’pardon

 

Pour Minou la redoubleuse’

Aux nibars marron !...                                                          

 

 

_________________________________________________

1. Le sigle d’Industrie aéronautique roumaine, aujourd’hui l’IAR, S. A., entreprise d’ingénierie, de construction et d’entretien des aéronefs fondée en 1925 à proximité de la grande ville historique de Brașov, chef-lieu du département du même nom du centre de la Roumanie.

2. Dans la mythologie grecque, les trois déesses de la Vengeance (Alecto, Tisiphoné et Mégère), assimilées par les Romains aux Furies.

3. En sanskrit, les textes sacrés hindous de la fin de la période védique (700 à 300 av. J-C) tenus pour révélés ; ce sont des réinterprétations des Veda axées sur la nécessité de se libérer du cycle des réincarnations par la connaissance de l’illusion.

4. Dans le bouddhisme, « homme parfait ayant atteint le nirvana ».

5. Lac de plaisance situé à 40 km de Bucarest ; la commune bâtie sur sa rive autour du monastère du même nom, où Vlad III dit l’Empaleur, alias Dracula (1431-1476), serait enterré, demeure un site touristique très fréquenté.

 

Photo Observatorul Cultural

 


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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:02

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L’Autre Monde est l’histoire d’un petit garçon et d’une fillette atteints du syndrome Down. Ils vivent dans un orphelinat et bâtissent indéfiniment des univers compensatoires.

D’une certaine façon, L’Autre Monde est ce que furent autrefois Wonderland, Neverland, le pays d’Oz ou encore l’astéroïde B 612, la planète du Petit Prince – des mondes avec lesquels les deux héros de ce roman poétique interagissent fréquemment. (L.P.)

 

 

 

L’Autre Monde

où il est question de spooky et lolo, deux bambins de l’orphelinat, une tata et un loup-garou, leN7 petit jésus que les bambins recherchent partout et à travers lequel ils volent avec un avion en papier, où l’on voit comment les marmots font des rêves tressés, alissa qui a cent ans et qui s’en remettra, comment spouky devenu loup-garou écroue lolo dans le cellier et comment l’orphelinat se met à brûler, ensuite il est question du petit jésus hurluberlu, de proserpine surétoilée qui amène les marmots dans l’hadesedah, d’une fête où sont conviés un facteur farceur et le petit jésus, d’une planète merleaupoussoir et de son apparition à l’aide du petit prince, des deux morts et de la neige tombée à l’orphelinat, de quelques jouets chanteurs et d’un cours de poésie, de l’ecclésiaste orléolandais sis rue bonbon, où l’on voit comment olikups fut le dieu de l’orphelinat au début et à la fin.

 

spooky et lolo

 

spooky et lolo jouent à cache-cache

 

 

 

spooky est un garçonnet aux taches de rousseur jamais il ne reçoit de bonbons

lolo est une fillette aux os en plastic

j’ai vu ça quand elle a enlevé sa p’tite robe

lolo tire la langue spooky tire la langue

lolo et spooky s’arrachent les cheveux

avec lolo j’ n’ m’ suis fâché qu’un tout p’tit peu

quand j’ pensais que la mort habitait dans le frigo

alors qu’elle pensait que le père noël descendait sur le tuyau à gaz

tata n’a pas toute sa tête

son p’tit bouillon a un goût de citron

d’hubba bubba au menthol que j’ colle sur les nattes de lolo

ma copine sait compter jusqu’à dix

elle connaît toutes les pièces de l’orphelinat

moi je n’y suis allé que là où le loup-garou n’y était pas

un jour lolo m’y a amené chut ! pour jouer

avec ç’lui-là qui avale les poils

tata est la taupe du loup-garou elle ficèle mes bras

spooky est un sage garçonnet lolo est une mauvaise fille

spooky ne parle mal qu’avec les anges des poubelles

il ne brise le cou des poupées que si elles ont des parents

il n’ouvre pas le frigo car la mort y habite

avec quelques hommes

lolo a ouvert le frigo

les hommes lui ont donné des bonbons à gogo

elle rafistole le cou des poupées

elle adore les anges des poubelles

bien qu’ils lui fassent laver leurs socquettes

j’ai été heureux le jour où pour la première fois j’ai aperçu les taches de rousseur de maman

maman est partie avec petit jésus dans une voiture du ciel

c’est ce que m’a dit tata mais moi je sais que maman

s’est mariée avec un pilote de ligne

elle vole au-dessus de l’orphelinat

et lance à lolo des bonbons et à moi des p’tites peluches

qui me font répéter notre père et un tas de jurons

m’apprennent comment un vélo devient cheval

comment faire un accroche-pied à lolo pour qu’elle tombe sur la tête

tata m’habille parfois en fille me met des boucles d’oreille

me chausse avec les souliers à spooky t’es la plus belle p’tite fille

tu seras une star de cinéma ou chauffeur de taxi

tu danseras pour les motards tout juste sortis de l’asile de fous

il est temps de nous balader avec tata

ramasser des capsules de bière et des bestioles parfumées

jouer à cache-cache

spooky tu crois pas que tata est noire

qu’elle mâche des poils et qu’elle a des poils sur les bras sur les jambes

dix neuf huit sept la mort se barbouille de lait

p’tit-gris lolo p’tit-gris spooky

c’est l’heure du goûter

à l’orphelinat on a trouvé des objets non identifiés

brosses à dents capuchons pommades

j’ suis sûr que la mort finira par sortir du frigo

y aura alors une grande fête

on accrochera ballons et jouets aux murs 

on aura des habits colorés

tata et la mort vont papoter

moi et lolo sauterons dans le bassin de la cour

spooky est un p’tit garçon aux taches de rousseur jamais il ne reçoit de bonbons

mais moi j’ suis assez heureuse

la première fois que j’ai vu papa avec la moustache

il épluchait une orange pour les infirmières de garde

papa a été envoyé par petit jésus loin pour cueillir des olives

quand il reviendra il m’achètera une poupée barbie

comme dans les dessins animés

ohê tiens spooky s’est peint des moustaches au feutre

il sera mon chevalier servant quand j’ me marierai

loup-garou me dit toujours que j’ai des os en plastic

chut ! j’ai vu père noël descendre sur le tuyau à gaz

il était maigrichon habillé en noir

il m’a donné un paquet de cigarettes

j’ fume avec spooky derrière l’orphelinat

si je trouve pas d’autres garçonnets j’épouserai le bonhomme de barbie

je serai accusée d’adultère

c’est comme ça que dit tata parfois et spooky ne la comprend même pas

même s’il a le cerveau cousu de fil blanc

chut ! un jour j’ai ouvert le frigo

et quelques hommes m’ont présenté la mort

elle a été malpolie m’a forcée à lui faire les ongles

ensuite les hommes m’ont donné une trousse de maquillage

que spooky m’a volée quand j’étais en train de creuser les murs

la tête de la lune était de branches et de feuilles

elle faisait glouglou sur l’orphelinat

père noël aux moustaches en craie descendait sur le tuyau à gaz

y’avait des glaçons noirs dans le frigo

c’est ce que lolo avait rêvé ce matin-là

son nom n’était pas lolo mais elle se faisait appeler comme ça pour que

tata pense que c’était une poupée même si la poupée était chauve

un jour en cuisine spooky lui avait coupé les nattes

avec le sécateur

puis il lui a fait une couronne de mariée en vitrine

lo-lo-la-la gigotait la fillette aux cheveux coupés

et jouait chut ! avec spooky

je n’ suis point une mauvaise p’tite fille

je n’ mangerais que des bonbons toute la semaine

je n’ suis point une mauvaise p’tite fille

et je n’ veux pas du loup-garou

les anges je n’ les abîme que la nuit pour qu’ils me tiennent chaud

petit jésus ne dit rien

petit jésus est caché dans le frigo et il est glacé

quelqu’un mange des poils

spooky prend peur et se met à pleurer

je m’ marie avec lui je lui donne des bonbons

lui montre les bestioles que je change en chevaux

lui donne mes p’tits souliers pailletés  

tu seras une star de cinéma je t’ le jure

tata nous donne la soupe aux choux et le riz au lait

tata nous force à rêver ce qu’elle veut

tata a un goût d’orange pourrie elle fume

cache un harmonica dans sa poche n’en joue que

lorsqu’elle est fâchée car le loup-garou l’a frappée

moi j’ suis lolo la p’tite fille j’ veux bien être l’amie du loup-garou

pour qu’il cesse de faire peur à spooky jour et nuit

loup-garou est plus grand que moi

il a des caleçons une ceinture et des mains lourdes

loup-garou fait trembler les murs quand il crie

loup-garou veut effrayer à mort spooky

loup-garou ne veut pas le laisser dormir

lo-lo-la-la loup-garou j’ veux te chanter comme ça

qu’avec la pluie et l’arc-en-ciel

les grandes herbes poussent du frigo

et le soleil des ampoules allumées

qu’il fasse chaud dans le frigo

qu’on puisse s’y cacher

quand tata est fâchée loup-garou crie les murs tremblent

la tête de la lune était de branches et de feuilles dont glouglou s’écoulait

la bave des enfants sans maman sans papa

la lune avait des mains fines du vernis violet sur les ongles

elle enlevait ma p’tite robe toute mouillée d’effroi

et la mettait à sécher sur une corde au ciel

c’est ce qu’allait rêver lolo aux aurores descendues des miradors

quand spooky était sur sa tête comme un cierge

pour montrer ses gambettes au petit jésus

et se faire passer pour un arbre aux oiseaux de papier

lolo chatte tire la langue devant spooky

spooky chat tire la langue youpi

tata leur donne du lait brûlé

loup-garou est parti musarder

tout est calme tout est en paix à l’orphelinat

même si personne ne chante son tralala

ni ne pleure pour une fois

le facteur n’avait pas de lettre ce matin

c’était juste le jardinier des voisins

venu tondre le gazon du frigo

et sortir les poubelles

loup-garou est parti se balader

acheter quelques affaires pour l’orphelinat

lo-lo-la-la spooky veut chanter comme ça

quand tata l’habille avec la p’tite robe séchée par la lune

qu’elle lui met des colliers des bagues des bracelets

spooky est lolo c’est pas lolo c’est spooky p’tite fille garçon p’tite fille

j’ai faim t’as peur on veut du gâteau

loup-garou va rentrer bientôt

il a les dents noires les cheveux en coton il fume

chut ! petit jésus est arrivé

nous demander ce qu’on fait

spooky dis-lui toi qui es-tu

un garçonnet aux oreilles en carton aux lucioles-babioles

et moi j’ suis lolo la p’tite fille

mais j’ voudrais être la p’tite lézarde

blottie sous terre dans mon abri en chocolat

vite remuer du nord vers le midi

si jamais j’épousais un spooky

je l’y amènerais venir s’il fait jour

pas la nuit quand la lune me raconte ses histories

je lui donnerais des tartines au miel

petit jésus est arrivé

nous demander ce qu’on faisait

on n’est pas enrhumés on n’a pas mal aux dents

on n’a pas la p’tite vérole

spooky a très mal à la tête c’est la faute au loup-garou

petit jésus lui met une compresse

et spooky s’endort du menthol à la bouche

moi j’ lui chante à l’oreille lo-lo-la-la

spooky tu es bien ma poupée

j’ te laisse couper mes cheveux si tu veux

j’ te donnerai ma p’tite robe

ne meurs pas reste là

p’tite fleur ne

m’

oublie

pas

 

 

 ***


 

 

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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 20:05

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Defekt, premier roman de Florin Irimia, s'ouvre sur Eduard Tautu un homme ordinaire qui a, comme tous les hommes, un certain nombre de défauts. Il profite notamment de la position de son père, un avocat très influent, pour s'offrir le luxe d'une vie médiocre de professeur de lycée, à l'abri du besoin.

Jusqu'ici, rien de sensationnel. Sauf que Florin Irimia ne souhaite pas rester le simple reporter de la réalité immédiate, il imagine alors un scénario digne d’un thriller, une histoire fantaisiste et sanglante, à base d'énigmes et de disparitions mystérieuses.N6

Il en résulte un livre noir et palpitant, qui se lit d'une traite, mais qui sollicite aussi l'intelligence et la réflexion de ses lecteurs. Ainsi, sous des dehors légers, Defekt pose des questions essentielles. Quand peu à peu tout s'écroule, quand les cœurs s'essoufflent, quand la famille, l'amour, l'honnêteté, la fidélité deviennent des valeurs anachroniques, voire ridicules, quand plus rien ne va, quand plus rien n'est propre ni au moins normal, que reste-t-il ?

Roman primé à la 26ème édition du festival du Premier roman de Chambery.

 

CHAPITRE 1

 

PROJETS DE VIE

 

 

1

 

Eduard Tautu n'existe pas. Regardez dans l'annuaire, cherchez sur Google, vérifiez les registres de naissance de la mairie de votre ville. Vous ne trouverez son nom nulle part. Et pourtant, c'est bien lui qui écrit ces lignes, si vous vous concentrez un peu, vous pouvez même le voir, il vous apparaît tout d'abord flou, imprécis, une ombre penchée sur une feuille de papier, puis de plus de plus en plus clair, plus net, un individu que chacun peut imaginer à sa façon. On dit que derrière chaque nom, se cache une histoire entière. L'histoire de son existence. L'histoire de l'existence d'Eduard est dans les mots. Des mots encore non écrits. Eduard Tautu : auteur et personnage à la fois, né par sa propre volonté. Plus ou moins.

 

Si j'avais du talent, je pourrais développer l'idée ci-dessus, je veux dire, si j'avais vraiment du talent, mais je préfère ne pas continuer, voilà ce qui me caractérise, ce manque de volonté, cette incapacité à persévérer, à m’obstiner jusqu'au bout. Je reconnais que je m'ennuie rapidement, j'ai l'impression que si je ne réussis pas les choses du premier coup, je ne les réussirai jamais et, comme je n'ai jamais réussi quelque chose du premier coup, j'ai tendance à renoncer facilement, à me déclarer vaincu, à perdre toute motivation et à me mettre à autre chose. C'est peut-être pour ça que j'ai eu tant de passions dans ma courte-longue existence de trente-cinq années (les hommes ayant cet avantage ou ce désavantage de pouvoir dire leur âge avec beaucoup de désinvolture), c'est peut-être pour ça que j'ai cru que je réussirai si facilement dans la vie (à ce moment-là, je confondais la curiosité et la disponibilité par lesquelles je me mettais à faire une chose avec la facilité qui me permettrait de la réussir), c'est peut-être pour ça que je suis tout le temps habité d'un optimisme stupide, totalement injustifié, pensant que tout finira bien (une caractéristique plutôt propre au peuple auquel j'appartiens, qui s'imagine depuis des siècles que tout finira bien, malgré les multiples signes et avertissements démontrant que les choses ne fonctionnent pas comme elles devraient et qu'à ce rythme, quel qu'il soit, le dénouement ne peut en aucun cas être heureux) et que je me trouverai moi aussi un jour un rôle sur cette terre.

En fait, si vous voulez vous sentir bien, si vous voulez éprouver le plus longtemps possible ce merveilleux sentiment d'accomplissement, vous devez avoir un projet, vous devez avoir la conscience anticipée de ce que vous voulez faire dans la vie, de ce que vous voulez devenir, que vous avez cette inclination pour telle ou telle chose et que vous êtes prêt à dédier (j'ai failli écrire « sacrifier », mais ici il n'y a rien à sacrifier) une grande partie de votre existence limitée à la réalisation de l'objectif en question. Ce n'est pas moi qui ai pensé à ça, une telle chose ne me serait même pas passée par la tête, mais ma femme, c'est elle la responsable de cette théorie, assez banale, d'ailleurs, et maintenant qu'elle a daigné me la faire connaître, je ne peux que lui donner raison et écrire à ce sujet dans l'espoir que quelqu'un lira ces lignes et qu'il ou elle commencera à réfléchir à son propre projet de vie, pour pouvoir un jour profiter de ce merveilleux sentiment d'accomplissement que je ne connaîtrai jamais mais qui, je suppose, est plus intense que  le plus puissant des orgasmes, que vous vous le soyez offert tout seul ou qu'il vous ait été offert par la personne avec laquelle vous vous trouvez. 

 

2

Il y a plusieurs manières de s’accomplir dans la vie, que l'idée d'un projet anticipé ne vous convienne pas, qu'il ne colle pas moralement à votre manière d'être ou que vous n'ayez tout simplement pas envie de vous compliquer. Au fond, l'idée de la vocation, sans parler de son identification proprement dite est quelque chose de très malléable, si ce n'est carrément illusoire. Nous avons chacun un rythme et une définition propre de notre rôle. Dans ce pays, pour la plus grande partie de la population, l’objectif est d’avoir quelque chose sur la table. J'aime bien cette formule et je continuerais en affirmant que nous sommes une nation rudimentaire, un animal bourbeux, petit, peureux et agressif, les yeux toujours baissés, seulement préoccupé par la boue qui l'entoure et par conséquent, incapable de voir qu'au-delà de la fange, il y a l'herbe, mais j'imagine que ce serait une exagération malvenue de soutenir une telle chose. Allez, disons plutôt que la plupart d'entre nous s’illusionnent, en s'inoculant le sentiment que notre destinée se trouve dans ce que nous sommes justement en train de faire ou, comme dans mon cas, que nous sommes voués à la chercher éternellement et probablement sans succès. En voilà malgré tout quelques variantes que finissent par s'inventer ceux qui ne pensent pas tout le temps à la nourriture, afin de ne pas se dire qu'ils auront vécu pour rien : faire de l’argent, faire n'importe quoi pour faire de l’argent (ce qui chez certains équivaut à « voler comme en plein bois », une expression sans doute intraduisible dans la plupart des autres langues), se faire avoir (en étroite relation avec la proposition précédente), baiser, faire des enfants, faire du bien ou du mal, faire plaisir etc. Probablement devrais-je les reprendre un par un, mais là, sincèrement, l'idée d'exprimer des jugements de valeur sur toutes ces soi-disant destinées ne me motive pas du tout et, en plus, franchement, à quoi cela servirait-il ? Ceux qui font du fric vont continuer à en faire malgré tout ce que je pourrais dire de négatif (ou de positif) à ce sujet, idem pour ceux qui veulent baiser (avec un maximum de personnes, devrais-je  ajouter, ou dans le plus de positions possibles, ou encore mieux : dans les lieux les plus improbables, avec un maximum de personnes et dans un maximum de positions), des enfants ou des prosternations religieuses (une nouveauté sur la liste!) selon les possibilités et les goûts de chacun etc. etc. Une chose est sûre, nous ne pouvons pas vivre sans réfléchir, au moins une fois dans notre vie à l'idée de notre rôle sur terre (en d'autres termes, pourquoi nous faisons de l'ombre à la terre,), que ce soit dans sa version macro (le destin de l'Homme sur terre), ou dans sa version micro (mon destin à moi et à celui qui se lève chaque matin plus ou moins prêt à porter sur ses épaules son lourd sac à problèmes). Sommes-nous programmés génétiquement pour trouver notre destin ou bien est-ce que ce dernier est une carence, une faiblesse de l'espèce ? Il est dit clairement dans la Bible que notre destin est de nous reproduire et il semble que nous soyons plutôt doués dans ce domaine étant donné que d'autres ont pour mission de tempérer cet élan ‒ de plus en plus préoccupant dans la mesure où la planète s'obstine à ne pas s'agrandir alors que nousy  sommes chaque jour qui passe de plus en plus nombreux.

 

Peut-être nous a-t-on donné la liberté de nous inventer toutes sortes de missions ‒ chacun selon ses capacités natives ‒ et de nous imaginer que celle du moment est meilleure que celle à laquelle nous venons justement de renoncer. Ou peut être que notre capacité à nous inventer chacun une destinée (pour chasser le sentiment que nous vivons pour rien, que nous vivons parce que ceux qui nous ont précédés ont eu envie de baiser, que la vie aurait été pareille avec ou sans nous (1) et qu'en fait, il n'existe aucun projet qui nous soit réservé, autre que celui que nous sommes capables de créer par nous-mêmes), est une preuve d'émancipation évolutionniste, et je dis cela malgré toute la frustration qu'implique cette idée, à savoir que la seule manière par laquelle l'espèce humaine est capable d'évoluer se réduit à sa croissante capacité à s’illusionner.

 

3

De telles pensées sombres vous passent par la tête seulement lorsque vous atteignez un âge rond, comme trente-cinq ans, et que vous réalisez, peut-être pour la première fois de votre vie, que vous avez vieilli et que théoriquement, vous auriez dû vous trouver une place sur terre mais que vous n'en avez pas été capable.

Hier, j'ai eu la révélation de ma totale inutilité, du point de vue ontologique, si je peux m'exprimer ainsi, ce qui ne m'a pas surpris pour autant et ne me fait pas non plus espérer qu'armé désormais de cette révélation, j’aurai le pouvoir ou au moins le désir d'entreprendre quelque chose qui me remettra d'une certaine manière sur orbite, ceci dans le cas où il en existerait une disponible. De même, je me suis aussi rendu compte que se faire une place dans la vie peut renfermer tous les autres « faire » (de l’argent, des enfants, le bien etc.) ou « se faire » que j'ai énumérés lorsque je parlais du « destin de l'Homme sur terre », expression qui maintenant me semble tellement pompeuse que je sens un rictus s’afficher sur mon visage.

Je me promenais donc dans un parc avec ma femme, Liza, une habitude que nous avons prise afin de nous détendre (plus elle que moi) au terme d'une journée de travail, essayant de  nous réjouir de l'air frais, propre (de plus en plus rare dans cette partie de l'Union Européenne), de l'ombre des arbres et de ce que nous, les hommes, nous aimons nommer le « chant » des oiseaux, même si évidemment, ils ne chantent pas, ou en tout cas, pas pour nous, lorsque tout à coup, j'ai éprouvé sans le moindre avertissement préalable, un sentiment pesant de faillite (ou un sentiment de faillite pesante), en d'autres termes, j'ai eu la révélation de mon lamentable échec en tant qu'individu social dont le destin pourrait consister, du moins en apparence, à avoir un travail confortable d'un point de vue financier mais aussi, comment dire, d'un point de vue émotionnel, psychologique justifiant son désir de famille (femme + au moins un enfant) avec laquelle il partagerait une vie décente dans un appartement si ce n'est dans une maison. Envahi par l'intensité de l'émotion, je n'ai pas réussi à la dissimuler et il a fallu que je la partage avec ma compagne sous la forme d'une discussion, théorique, aurais-je voulu, mais qui a dégénéré de manière inattendue, en une dispute assez sérieuse, suivie d'une réconciliation à la maison quand nous avons fait l'amour et que Liza m'a présenté la théorie du projet anticipé de vie, indispensable pour éprouver cette sensation d'accomplissement dont je parlais, plus puissante que le plus puissant des orgasmes (comme je venais juste d'en avoir un, la comparaison s'est naturellement imposée), que ni moi, ni elle n'avions eue jusqu'à présent, n'y ayant même jamais pensé, et voilà donc où et comment nous étions, c'est-à-dire ici et inaccomplis.

Sa théorie que je cautionne, comme je vous le disais, me donne cependant un désagréable sentiment d'implacabilité, ou comme dirait Liza qui est diplômée d'un master, de fatum malus, que mon optimisme naturel ressent le besoin d'annihiler, or la première méthode qui me vient ( malheureusement pas la plus efficace sur le long terme) consiste tout simplement à ne pas y penser. J'ai très souvent fait appel à ce stratagème, dès que j'ai été confronté à quelque chose de désagréable et je vous assure qu'il a marché à chaque fois, il semble que j'ai cette capacité surprenante à tourner le dos aux problèmes, une chose qui très probablement, ça me traverse l'esprit à l'instant, m'a conduit où (et à ce que) je suis, un pauvre professeur de lycée, sans projet de vie, sans aucun avenir.

________________     

(1) Ceux qui font de la  conscience de leur inutilité sur terre une véritable obsession, veulent à tout prix changer la configuration de la planète, déclenchant des guerres, poussant des communautés entières au suicide, commettant des holocaustes, des génocides et autres atrocités de ce genre mais j'imagine que je ne vous apprends rien.

 

 

 

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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 20:04

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N6

 

Le récit suivant est tiré de Camera cu maşini de scris (La chambre des machines à écrire, 1997). 

Carletto est un nain chétif, à la figure ratatinée. Il habite la moitié d’une barque renversée, posée sur un soubassement en ciment et complétée par une porte fabriquée à partir de quelques douvelles. Lorsqu’il pleut, les gouttes tambourinent comme autrefois les baguettes, quand Rilva faisait le saut de la mort, tandis que lui courait se cacher sous le tapis rouge, en mimant un terrible effroi. C’était son numéro le plus important, mais la direction le lui a retiré, le soir où il a été réellement effrayé, car Rilva, dans son maillot rouge, venait de rater un mouvement et lui avait laissé comprendre par un dernier sourire que lui, sous son tapis rouge, serait désormais orphelin.

Chaque fois qu’il pleut, lui reviennent ce sourire et son propre effroi, si naturel qu’il s’était propagé à quelques gamins, qui s’étaient mis à crier, alors que le roulement des tambours ne s’arrêtait pas, comme si on attendait un miracle.

C’est Anselmo, le nain polyglotte, qui a répandu le bruit que Carletto avait poussé un cri trop aigu, de manière que Rilva avait manqué le rythme, embrouillant le tout. Personne n’avait ouvertement accusé Carletto, mais beaucoup avaient commencé à l’éviter. Il n’était pas non plus le partenaire de la fille qui avait remplacée Rilva. Furieux, il avait boycotté les deux autres numéros qui lui étaient restés. Il ne se pliait pas comme il fallait dans la boîte magique de Carnaglorio, et au lieu d’apparaître coupé en deux, on le voyait blotti avec deux colombes sur les épaules et deux canetons entre les jambes. Pendant son numéro de clown musical, au finale, lorsque l’orchestre entame Les Vagues du Danube, l’eau ne jaillissait pas en jets bien rythmés de son accordéon, mais, pour une raison ou une autre, elle imbibait son pantalon et ses larges bottines. Bien que le cirque appartienne à l’État, on lui refusa une pension en raison d’incompétence professionnelle. Carletto s’en était tiré grâce à un vieux hobby, qu’il exerçait en cachette depuis une bonne décennie.

La voix du dictateur lui était devenue une seconde voix. Chaque jour, il l’écoutait au transistor dont il ne se séparait jamais. Les nuits où il n’arrivait pas à s’endormir, il se faufilait du côté de la cage des hyènes et là, sur le fond de leurs cris, il préparait toutes sortes de sketchs. Il profitait des courtes pauses entre deux grognements prolongés pour moduler sa voix de telle sorte que, aussi modérément qu’ait semblé s’exprimer le dictateur, son ton grandiose fût néanmoins exact jusque dans la moindre syllabe. Au bout d’un certain temps, il avait réussi à se familiariser avec tous les secrets du phrasé, les préférences, les manies, les répétitions, les bons mots, les réprimandes, les irritations, les emportements causés par l’épuisement nerveux ou les exaltations noyées dans un océan d’applaudissements. Le contrepoint aux hyènes l’avait contraint à être bref, à convaincre d’un seul coup. Ses sketchs ne duraient pas plus de quelques minutes, mais Carletto y avait condensé l’essence d’un destin. Et ainsi, à l’arrivée de la démocratie, il était prêt.

Les sketchs avec le dictateur récemment fusillé arrivaient à pic, tout comme les boutiquiers et les prostituées, les édicules de chiromancie et les films en relief. Carletto avait l’occasion de faire montre de tout son art. Sa taille et sa gueule pitoyables n’étaient qu’un obstacle mineur vite surmonté ; il suffisait d’entendre sa voix, exprimant toute la prestance et la grandeur du dictateur.

Le nain ne laissa pas traîner les choses. Il explora un certain nombre de squares et choisit quelques bosquets stratégiques, où il pouvait entrer et sortir sans être vu. Les jours fériés, quand les couples se promènent avec leurs enfants, les uns avalant, debout devant les baraques, des petites saucisses grillées, les autres se mettant de la barbe à papa jusqu’aux oreilles, au milieu des jappements de chiens se poursuivant parmi les clochettes folkloriques des jeunots qui font la cour aux filles à tresses, quoi de plus réussi que d’entendre brusquement s’élever d’un bosquet la voix imposante de celui dont jusque-là personne n’aurait osé imaginer qu’il pouvait se retirer dans un lieu si écarté. Carletto pariait sur cet effet de surprise pour capter l’attention des auditeurs et faire taire tous les bruits comme par un coup de baguette magique. Venait ensuite le sketch proprement dit, assez bref, mais allant droit au but.

Pour ceux qui apprécient son numéro, le nain a accroché à une branche, bien visible, une boîte de conserves avec l’étiquette suivante : LE DISCOURS DU DICTATEUR. Pour qu’on ne s’étonne pas que la voix vienne de si bas, Carletto prend avec lui dans le bosquet une petite chaise pliante, sur laquelle il se tient debout pendant son sketch et se repose, en attendant le moment propice. Pour se protéger contre la pluie, il s’est muni d’un sac en plastique, et pour imiter les applaudissements et autres effets spéciaux – sirène d’usine, bruits de batteuse, poinçonneuse, marteau-piqueur, et cetera –, il se sert d’une magnétocassette à piles. Et comme les chiens flairent les nains de loin et aboient à tue-tête après eux, Carletto s’est acheté au marché aux puces un spray anglais, Cat’s friend, dont le résultat est époustouflant.

En revanche, ce qui le chagrine, c’est de ne pas voir les visages des spectateurs, c’est de devoir se passer de la juste récompense de leur joie. Cette condition de dictateur anonyme lui pèse un peu plus chaque jour. Le feuillage poussiéreux des bosquets lui apparaît comme la fenêtre grillagée d’une prison. Il aimerait l’écarter un tant soit peu, au moins à la fin du sketch, quand une main jette quelques pièces dans la boîte de conserves. Voir l’expression des gens qui apprécient son art, sentir en direct l’émotion qui transfigure leurs traits, voilà la chose la plus estimable pour un artiste. Les dix ans de grands et humbles efforts nocturnes auprès de la cage des hyènes trouveraient ainsi leur gratification bien méritée. Mais son corps chétif et sa figure ratatinée lui interdisent d’aspirer à cette prime à laquelle le moindre figurant a droit, même s’il ne fait que montrer son échine étirée ou l’ovale symétrique de son visage.

Tels sont les faits sur le plan de la satisfaction artistique ; quant au plan pécuniaire, c’est infiniment plus triste. La poignée de sous offerts par les amateurs du sketch suffit à peine pour sa maigre nourriture, ses déplacements et, de temps à autre, un paquet de gros cul. En plus, des vauriens de tout poil s’amusent à jeter toutes sortes de choses dans sa boîte de conserves : un bout de papier de verre, un bouton, une photo pornographique. Quant aux enfants, c’est terrible ; ils veulent toujours fourrer leur nez dans le bosquet. Les parents ne les laissent pas faire, mais parfois un galopin réussit quand-même à tromper leur vigilance et furète autour de lui, piquant ça et là dans le bosquet avec un bout de branche comme s’il traquait une misérable bête, car c’est bien ainsi que le nain se sent en des moments pareils. C’est aussi la raison pour laquelle il décide de dérouter l’adversaire, en changeant de squares et de bosquets, en évitant la proximité des cinémas, car les jeunes qui sortent d’un film sont les pires chamailleurs.

Un beau jour, il se passa une chose incroyable : il trouva dans sa boîte de conserves quatre billets de dix dollars. Il venait de rentrer dans sa barque, mouillé et grelottant à cause de l’orage qui avait éclaté. Cependant, les dollars n’étaient pas mouillés, ce qui signifie qu’ils avaient été déposés dans sa boîte, l’orage fini, par un passant, sans rapport avec son sketch terminé depuis longtemps. Carletto avait été obligé de rester caché à cause d’un groupe de retraités, qui semblaient collés au banc devant le bosquet. Il ne voulait pas encourir le risque de faire capoter sa carrière. Tant que je reste inconnu, les affaires marcheront bien, se disait-il, mais dès qu’on apprendra quel avorton maîtrise si bien la voix du dictateur, je mourrai de faim. Incognito, Carletto se sentait fort, comme s’il s’appropriait une partie de la force et de l’énergie du dictateur.

De temps en temps, Carletto rencontrait dans le square l’un de ses fans, qu’il réussit à reconnaître en dépit du feuillage derrière lequel il se cachait. Il mémorisait leurs voix, ou bien l’image d’une manchette, une oreille, un pan de leur coiffure ou de leur crâne d’œuf, ou encore, un quelconque objet dont ils ne se séparaient jamais : un parapluie, une canne ou même une paire de jumelles, par exemple. Et lorsqu’il rencontrait l’un d’eux, le nain le dévisageait de bas en haut avec un sourire d’une oreille à l’autre, alors que celui-ci le prenait pour un fou ou un insolent. Hé, hé, ricanait-il en silence, je vous mène tous en bateau ; votre taille étirée ne vous est nullement favorable ; c’est moi qui détiens le sceptre présidentiel.

Tout content d’être le seul à connaître le secret et riant sous cape de l’ignorance des autres, Carletto arrive chez lui et se laisse bercer par une douce rêverie. Des reflets d’eau entrent par la porte ouverte, car sa barque est ancrée près du lac, à l’ombre d’un saule. Dans la cavité voûtée, à la pénombre, les lumières ondoient de temps en temps et le clapotis apaisant des vaguelettes s’entend de loin comme le murmure de la mer dans un coquillage. En de pareils moments, étendu sur le matelas couvert du tapis rouge que la direction du cirque, prise de pitié, lui a laissé comme souvenir, Carletto s’enfonce dans ses divagations. Maintenant, par exemple, après avoir mis les dollars en lieu sûr, il s’imagine qu’ils proviennent d’un imprésario étranger, enthousiasmé par son numéro. Ces quarante dollars ne sont que l’acompte d’un prochain contrat pour une tournée nationale ou internationale, car le dictateur était bien connu dans le monde entier – des reines l’avaient promené dans leurs calèches, des banquiers et des artistes célèbres l’avaient applaudi, et cetera… En temps utile, l’imprésario lui proposera le contrat.

À mesure que le soleil disparaît de l’autre côté du lac, la coquille du nain s’assombrit. Sans les reflets lumineux, les planches de la barque et les douvelles de la porte reprennent l’air de n’importe quel vieux bois, toutes crevassées, usées et pourries qu’elles soient en dépit du goudron et de la peinture qui les couvrent abondamment. Le voile doré de ses illusions tombe de ses yeux, et petit à petit lui revient la brutale réalité. Pourtant, les dollars sont bien là, il peut les toucher. Mais alors, qu’est-ce qu’ils peuvent bien signifier ?

Carletto sort de sa barque, monte sur la petite chaise pliante, s’accroche à une branche du saule, saute et réussit, en appuyant ses pieds sur quelques nœuds, à s’élever jusqu’au creux un peu plus haut. Il y enfonce sa main, la retire, et compte et palpe longuement les quatre billets de dix dollars chacun. Ensuite, il les range de nouveau dans le creux et descend, soulagé. S’il n’y avait eu qu’un seul billet, il aurait pu croire que le vent l’y avait amené, mais quatre, non, pas possible ! De toute évidence, personne n’est si rêveur qu’il donne des billets verts à la place d’argent autochtone. Le nain s’endort, déconcerté, et rêve d’un tremblement de terre : le saule s’arrache de ses racines et tombe en morceaux dans le lac qui s’en vont vers le barrage. Il se réveille en criant « Mes dollars ! » et se cogne la tête contre le fond de la barque. Résultat : pendant toute une semaine, il se promène avec une bosse sur le front et n’ose pas dévisager l’homme aux jumelles, croisé par hasard.

L’idée que les dollars pourraient être faux l’amena à les laisser intouchés dans le creux de l’arbre. Il les avait presque oubliés, quand il trouva dans sa boîte de conserves quatre autres billets identiques. Carletto n’eut pas le temps de s’étonner ; il trouva avec les billets un message expliquant tout et rien, mais qui lui donna le frisson. Sur un bout de papier arraché à un cahier de maths, une main brouillée avec la calligraphie avait écrit : « Finie la comédie, nous savons qui tu es. Pour quarante dollars par semaine, ‘le dictateur’ va prononcer notre discours ! LES AIGLES DE L’AVENIR. » Au verso, la même main avait gribouillé un texte intitulé DISCOURS. Carletto n’osa pas le lire.

C’est donc cela, ils veulent racoler le dictateur ! Ces vilains aigles lui offrent le prix de la trahison. Il faisait froid dans la barque, un vent glacial entrait de tous les côtés. Le nain posa sa main sur la poitrine et sentit son cœur battre la chamade. Personne au monde n’avait le droit de lui piquer le dictateur : le dictateur était à lui et à lui seul ! Dix ans de suite, pendant ses nuits sans sommeil, à côté de la cage des hyènes, il avait peiné à s’approprier sa voix, voire sa personnalité, et maintenant qu’il était arrivé à la perfection, on osait lui disputer ce qui faisait le sens d’une vie ; lire n’importe quel immonde discours équivalait à la mutilation d’un idéal. Le dictateur deviendrait une marionnette docile, ainsi que, du même coup, Carletto. Non, jamais de la vie il n’acceptera un tel pacte ! Le dictateur restera comme il l’a conçu, il ne changera rien au texte du sketch, même pas une virgule, autrement il ne pourra plus regarder ses fans dans les yeux, ni les autres d’ailleurs, car il se sentirait coupable, un traître, un homme de rien.

Une fois cette décision prise, le nain se hâte de retirer les quarante premiers dollars de leur cachette et les glisse avec ceux d’aujourd’hui dans une enveloppe, sur laquelle il écrit : Aux Aigles de l’Avenir. Le lendemain, dans le square, après avoir exécuté son numéro, il sort furtivement de son bosquet, mais laisse la boîte de conserves à sa place, y ayant déposé l’enveloppe avec les quatre-vingts dollars. Puis il reste jusqu’au soir caché dans le bosquet en face dans l’espoir que quelqu’un viendra prendre l’enveloppe ; en vain, personne ne vient.

Finalement, il reprend lentement le chemin du retour, abandonnant boîte de conserves, dollars, bosquet et square. Que les Aigles de l’Avenir se débrouillent tout seuls, se dit Carletto, on ne m’achètera pas !

Une semaine plus tard, dans un autre square, après le spectacle, le nain trouve dans sa nouvelle boîte de conserves un autre message, de la même écriture rebelle. Cette fois-ci, il s’agit d’une menace : « La prochaine fois tu vas lire LE DISCOURS. C’est marche ou crève. Les Aigles de l’Avenir ne plaisantent pas. » Au verso se trouve un texte intitulé DISCOURS, le même ou un autre, Carletto ne peut pas le savoir. Dans sa carapace enténébrée, sur le matelas couvert du tapis rouge, écoutant le sifflement du vent parmi les branches du saule, regardant les troubles lueurs du crépuscule sur les planches courbes, le nain se dit que ces aigles sont probablement une bande de maniaques et rien d’autre. Seulement, cette fois-ci, ils ne soufflent pas mot de dollars. Dans leur fureur folle, pensées, promesses et projets tourbillonnent dans leurs têtes, et en fait, ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils veulent.

Le samedi, jour où il doit lire LE DISCOURS, Carletto ne se produit dans aucun square ; il veut clairement montrer à ces jeunes exaltés qu’il refuse de collaborer, que son art n’est pas à vendre.

Il reste toute la journée sous le saule, se promène le long de l’eau, donne quelques coups de pinceau de plus aux jointures de sa barque. Avec un gamin, il court derrière un papillon jusqu’à ce que la bestiole disparaisse parmi les branches du saule. Peu après, Carletto le voit sur le bord du creux, ses ailes blanches scintillant singulièrement dans l’ombre verte. Au même moment lui vient une idée : s’il partageait son secret avec seulement une personne ? Il secouerait le fardeau qui lui pèse tant ; il se sentirait un homme libre, un vrai artiste. Et hop, il prend la main du gamin, le fait asseoir à ses côtés au bord du lac et prononce son sketch, plus enflammé que jamais. Dans le soir qui s’avance doucement, on voit pour la première fois la voix grave et imposante du dictateur naître de cet être difforme, jaillir de cette bouche tordue, s’élever dans l’air, flotter au-dessus du saule, au-dessus du lac, et finir par se perdre dans les nuages rougis par les derniers reflets du crépuscule.

Le gamin était tellement épaté par cette effusion de forces si longtemps réprimées, qu’il ne faisait que murmurer de temps en temps : « Le dictateur ! Le dictateur ! », en montrant Carletto du doigt, comme il avait montré le papillon, quand ils l’avaient poursuivi ensemble.

La nuit venait de tomber. Le gamin était parti depuis un bon moment. Carletto était toujours au même endroit au bord du lac. Pétrifié, il pensait à l’événement merveilleux qui venait d’avoir lieu et qui changerait le cours de sa vie. Dès maintenant rien ne pouvait l’effrayer. L’admiration pure du gamin lui inspirait la force de braver toutes les épreuves. Et, lentement, presque sans s’en rendre compte, le nain se mit à imiter le dictateur, tout en contemplant son visage dans les ondes du lac. Arrivé au point où son sketch nécessitait le bruit d’une poinçonneuse, il voit dans l’eau le visage de l’homme à la paire de jumelles apparaître près du sien. Carletto se réjouit de trouver dans ce moment privilégié son fan préféré à ses côtés et s’imagine déjà son étonnement, qui ne manquera pas de surpasser celui du gamin, vu son ignorance jusque-là. Il s’apprête à se retourner pour s’excuser que le sketch ne soit pas parfait, puisque le son cadencé de la poinçonneuse manque, lorsqu’une main le prend au cou et lui pousse la tête sous l’eau, le tenant ainsi le temps qu’il faut pour que la voix du dictateur se taise pour toujours. Puis la main abandonne sa prise et la pointe d’une chaussure renverse le cadavre monstrueux sur la rive.

Le lendemain, le gamin, arrivant sous l’ombre du saule, découvre le cadavre du nain. Il le traîne dans son cabanon et le pose sur le tapis rouge. Ensuite, ayant trouvé le pot de peinture, il écrit en majuscules sur le fond de la barque : LE DICTATEUR EST MORT.

Quelques jours plus tard, d’un bosquet dans un des squares de la ville, un autre nain-dictateur prononçait LE DISCOURS refusé par Carletto. Parmi ceux qui applaudissaient à qui mieux mieux, on remarquait un homme avec une paire de jumelles.

 

Traduit du roumain par Jan H. Mysjkin

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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 20:00

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N6Cet extrait de Feuilleton socialiste met en scène le narrateur et deux de ses amis, aux confins de l’enfance et de l’adolescence. Leurs jeux un tantinet dangereux les entraînent bien plus loin qu’ils ne le voudraient. Pour leur donner un sens et se grandir à leurs propres yeux, les enfants font feu de tout bois : ils seront à la fois les contestataires d’un régime répressif et humiliant et ses purs produits, défenseurs des pauvres, à l’instar des figures de haïdouks et de rebelles dont la propagande communiste fait l’éloge. Sur une réalité roumaine assez sordide, présentée avec humour et ironie, vient se greffer l’imaginaire des films américains mais aussi celui des romans de Jules Verne. 

 

Téléphonez-moi

(p. 60)

La première fois que j’ai pioché dans le bien public, dans le bien du peuple entier, c’était à l’été 1984. J’ai commis cette infraction avec les Jumeaux, lesquels avaient la mauvaise habitude de toujours être d’accord avec mes idées, aussi stupides ou dangereuses fussent-elles. En fait, je me donnais vraiment la peine de découvrir jusqu’où je pouvais aller avec mes bêtises, tandis qu’ils acceptaient à qui mieux mieux toutes mes folies. Les Jumeaux étaient univitellins, ou quelque chose dans le genre, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre. Ils habitaient dans l’immeuble voisin, nos balcons se faisaient face et on communiquait assez facilement de façon codée. On levait les bras dans toutes sortes de positions, en utilisant un code qu’on avait piqué dans quelque roman de Jules Verne, car à l’époque il n’y avait pas de téléphone fixe dans notre appartement. Nous avons reçu plus tard l’autorisation d’avoir une ligne téléphonique, mais uniquement en dérivation avec nos voisins de palier.

Suite à un film que j’avais vu à la Cinémathèque, j’avais surnommé les Jumeaux Butch et Cassidy. Mais comme les gamins des immeubles voisins n’avaient aucune culture cinématographique et qu’ils n’apprenaient pas l’anglais à l’école, ils ont fini par les appeler Fesses. Cela ne dérangeait pas plus que ça les Jumeaux, si bien que la paire de Fesses et moi-même avons décidé un beau jour de commencer notre carrière de bandits, eux pour honorer leur surnom, moi parce que je détestais le camarade qui enseignait la technologie des matériaux. Le coup porté au régime devait être de nature financière. Ce n’était pas parce que l’argent nous aurait fait défaut. Les parents des Jumeaux travaillaient quelque part au Comité Central du département. Quant à moi, ma mère me passait tous les caprices, se sentant probablement coupable du fait que j’étais orphelin de père. La raison principale de nos agissements a été le fait que notre prof principale a emmené notre classe au cinéma en nous faisant payer les tickets d’entrée, alors même que ceux-ci étaient gratuits. Il s’agissait du film Horea, avec Ovidiu Iuliu Moldovan dans le rôle principal. Quand le héros a fait son apparition j’ai remarqué à voix haute que l’acteur avait une calvitie qui le faisait ressembler à un samouraï renégat. Je venais de voir Les sept samouraïs à la cinémathèque « Patria », et il me semblait que son ensemble chemise et bas avait l’air d’un kimono qu’on n’avait pas lavé depuis deux-trois décennies, si bien que nous avons tous les trois éclaté de rire, et le camarade Nelu, le professeur de « techno », nous a obligés à quitter la salle de cinéma. « Dehors, idiots, vous n’avez aucun respect pour les martyrs de la nation», avons-nous encore entendu tandis que du coin de l’œil je voyais Closca apparaître à l’écran avec une coiffure qui aurait fait mourir d’envie tous les membres du groupe Duran Duran.

Nous avons donc ri encore un bon coup et nous avons pris une décision radicale. Devenir des bandits des grands chemins. Si Pintea et Horea avaient pu le faire, pourquoi pas nous ? C’était dans la logique de célébrations du Parti. Notre décision a été encore plus ferme vu qu’à partir de 17h il y avait une coupure d’électricité dans le quartier Rogerius pendant deux heures, jusqu’à sept heures du soir, et quand les lumières s’allumaient en Hongrie il devenait évident que la Roumanie était plongée dans le noir, alors que l’Etat voisin et ami se portait beaucoup mieux en terme d’électricité. Parfois nous montions en haut de l’immeuble et on attendait cinq heures de l’après-midi, juste pour assister au spectacle des lumières qui s’éteignaient sur le boulevard Dacia, jusque loin vers Bors, ce qui donnait à la ville une aura fantastique, surtout que la trainée lumineuse s’arrêtait brusquement et recommençait quelque part au loin, vers Biharkerestes. « La Hongrie sans électricité égal la Roumanie » ; je faisais mon intéressant en citant Lénine, que j’avais commencé à étudier sérieusement une fois que j’étais devenu l’adjoint du commandant d’unité. « Hé, les gars, regardez-moi ça. Les Huns se moquent de nous ! », a dit à un moment donné l’un des deux Fesses. « Vous ne voyez pas qu’ils allument aussitôt que ça s’éteint chez nous ! » Nous avons donc tous allumé des cigarettes Marasesti que j’avais volé à mon beau-père et on a commencé à fumer au milieu des antennes de télévision, la plupart dirigées vers Budapest. C’est là que le plan du grand braquage est né. La cible : les boitiers des appareils téléphoniques de l’Etat.

A notre grande déception, l’opération en soi s’est avérée assez facile, car les téléphones publics étaient plutôt mal protégés et le métal de la serrure pouvait être facilement fissuré avec un tournevis cruciforme. De plus, on pouvait les ouvrir et avoir aussitôt accès à la boite contenant la monnaie, et lorsqu’on refermait le couvercle il n’y paraissait plus rien. Evidemment, portés par la vague d’adrénaline de la criminalité, les deux Fesses ont décidé de continuer les attaques sur d’autres appareils – nous avions commencé par le téléphone installé sur la façade du cinéma Patria, là où nous avions été humiliés et pratiquement détroussés par les représentants du pouvoir étatique et de ses institutions pédagogiques. Ils avaient pris en ligne de mire un appareil près du restaurant « Ciresica », qu’ils tenaient pour responsable de la rétention répétée et non justifié de pièces de monnaie. Ce deuxième coup a été bien plus palpitant, car le restau était bondé, ce qui amplifiait largement le côté adrénaline. Nous avons manié le tournevis, nous avons rempli nos poches de pièces et nous avons couru comme des dératés vers le Parc des Enfants. Là-bas, devant l’Hôpital pour enfants, nous avons fait un nouveau coup, persuadés que nous vengions secrètement tous ceux qui s’étaient un jour servi du téléphone en question.

Notre aventure a vite tourné au cauchemar lorsque nous avons constaté que sur le trottoir d’en face se trouvait notre plus grand ennemi, l’un de nos camarades de lycée de la classe « scientifique », Vasile je ne sais-plus-qui, que nous appelions Haricot pour l’humilier et pour lui rappeler son tempérament flatulent et le pet qu’il avait lâché dans une colonie de pionniers qui récompensait les élèves pour la maîtrise des meilleures odes dédiées aux dirigeants du parti et de l’état, une colonie où nous avions subi un régime alimentaire sauvage composé de haricots et de patates. Le Haricot en question se considérait un grand séducteur : il avait du succès auprès des filles, peut-être parce qu’il avait un vélo « à quatorze vitesses » que son père lui avait ramené de l’étranger et qu’il faisait valoir dès qu’il le pouvait. Les Jumeaux et moi, nous nous arrangions pour le suivre lorsqu’il sortait avec une de ses collègues matheuses et on lui lançait : « Haricooooot ! Haricooooot ! »Il faisait semblant de ne pas nous voir pendant un certain temps, mais lorsqu’il se retournait vers nous, nous commencions à chanter un hymne hongrois : « Tigani, tigani dic, dic, dic, pasulij esik meg döglik ! », ce qui en traduction donnait à peu près « Tsigane, Tsigane, hop hop hop, tu manges des haricots et tu fais crac! » En un mot, nous faisions tout ce qui était possible pour que Haricot ne remporte aucune victoire érotique ou sentimentale. Mais le vent avait apparemment tourné. Haricot avait été témoin de notre infraction et il allait nous dénoncer à la Milice, voilà ce que nous avions compris en un instant. Si bien que, sans dire un mot, nous avons commencé une course folle à travers le parc pour nous arrêter seulement au sous-sol de l’immeuble des Jumeaux. Les poches remplies de monnaie sonnante, en serrant bien nos vêtements autour du corps pour ne pas perdre une seule pièce et en regardant sans cesse autour de nous, car le vélo de courses de Haricot aurait pu surgir derrière un immeuble, nous avions fait la course aux obstacles la plus épouvantable de notre vie. Une fois dans la cave humide des frères Fesses, nous avons partagé notre butin, vidant les pièces dans les bouteilles vides de lait collectées par la camarade Fesses, et dont le message proto-écologique, « rincer après utilisation », acquérait de nouvelles significations. Dans les huit bouteilles de lait bien remplies brillaient les tracteurs et les épis de blé de l’économie socialiste, mais nous ne pensions plus à la société du futur, chacun chiait dans son froc de peur de se faire attraper. Nous avons caché cinq bouteilles derrière les pots de sirop de myrtilles concocté par la mère des Fesses, puis nous avons gardé chacun une bouteille en guise d’économies réalisées par des élèves modèle.

Nous avons attendu pendant des semaines et des semaines que les forces de l'ordre viennent nous emmener et nous sommes convenus de ne pas dépenser un seul centime de cet argent volé, persuadés que les pièces de monnaie étaient numérotées et qu’un processus de surveillance de tous les règlements en petites pièces avait été lancé dans les unités du commerce socialiste. Nous avons caché les bouteilles encore et encore, puis nous avons fini par les oublier. Quand nous les avons retrouvées, cela faisait un moment que cette monnaie-là n’était plus en circulation et les frères Fesses n’étaient plus mes amis depuis bien longtemps.

1- La sonorité du prénom Butch évoque en roumain le mot « buci », fesses.

2 - Horea, Closca et Crisan sont les meneurs de la révolte paysanne de 1784 en Transylvanie. Comme leurs revendications concernaient surtout le statut des paysans roumains dans l’empire austro-hongrois, la révolte a pris un caractère national.

3 - Haïdouk du 17e siècle, défenseur des pauvres.

3 - Ville à la frontière entre la Roumanie et la Hongrie.

4 - L’ensemble des élèves d’une école constituait une unité de pionniers, dirigée par un élève « commandant d’unité ».

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7 novembre 2011 1 07 /11 /novembre /2011 10:07

 

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Trickster (2009), premier roman d'Ovidiu Pop, est du point de vue formel, un puzzle composénuméro4 d'une multitude de fragments dans lequel un narrateur protéiforme adopte les styles les plus variés: conte, narration, slam, etc. Les pièces de ce puzzle, de taille diverses, parfois d'une seule phrase, s'enchaînent selon des principes causals, chronologiques, introductifs, ou tout simplement sans raison logique apparente, fidèles alors à l'humour incisif et absurde du narrateur.

 

Le roman est construit à travers le prisme que représente le personnage/narrateur qu'est Doru. Plus que sa biographie, il s'agit d'une immersion dans le monde qui l'environne qui nous est donné à voir. Fils d'ouvriers fraîchement urbanisés dans les glorieuses années du communisme roumain, Doru est élevé chez ses grands-parents dans un petit village archétypal de Transylvanie, et bien que parfaitement sain, l'enfant refuse de parler. Les scènes quotidiennes où le narrateur revit les souvenirs de son enfance passent par le filtre de son imagination créative et sont alors rapportées avec un humour décalé où parfois se mêlent des créatures fantastiques comme le seraient le roi des scarabées ou un escargot géant.

 

L'écriture de Trickster, tant du point de vue de la structure que de la langue surprend toujours son lecteur par son ingéniosité, sa fraîcheur, son humour absurde, ses recherches et ses trouvailles, où à chaque nouvelle pièce du puzzle, le lecteur ne sait absolument pas à quoi s'attendre. Le roman est un habile mélange entre la recherche formelle et la création d'un univers fantastico-biographique dans le contexte de la Roumanie quotidienne des années communistes. (G.M.)

 

 

Les premières années de ma vie

 

Les premières années de ma vie, je les ai passées ici, le plus souvent dehors, à l'air libre, remuant le sol de la cour à la recherche de vers et d'insectes, partant à l'assaut de fourmilières, ou encore ramassant des cèpes ou des bolets.

Ce sont les années de mes grandes explorations ‒ dans le verger de pruniers, dans le labyrinthe de maïs et de chanvre, parmi les trous bouseux derrière l’étable‒, les années d'étonnements sincères ‒ devant le tonnerre, le prépuce ou Pépé ivre‒, les années de grandes espérance et de déceptions :

‒ A tué Bill le 'ti chien, pas tué Bill le 'ti chien, a tué Bill le 'ti chien, pas tué Bill le 'ti chien. A tué Bill le 'ti chien. L'a tiré dessus Pépé, cause de la rage...

Pour les autres, ce sont les Grandes Années du Silence ou les Années du Muet. De tout ça, je m'en souviens dans une cascade de sons, très musicaux, si ce ne sont les plus musicaux jusqu'à présent.   

Le Muet, c'est moi, parce que je n'ai pas parlé jusqu'à très tard, quand les autres de mon âge commençaient à aller à l'école et c'est même de ça dont il va être question par la suite.

Entre autres.

La maladie dont je souffrais alors s'appelle mutisme sélectif. Dans l'édition de 1994 du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-IV), elle est définie ainsi :

 

Le mutisme sélectif se caractérise par l'incapacité de l'enfant de parler dans un ou plusieurs types de situation sociale, bien que l'enfant soit avancé du point de vue du développement au stade auquel la parole est possible.

 À propos des causes qui la provoquent, il existe un sérieux désaccord parmi les spécialistes. Pendant une longue période on l'a considérée comme une réaction à la brutalité physique ou émotionnelle. Des expériences comme le viol, les maltraitances, l'inceste ou une mère très possessive et un père absent (!) se comptaient sur la liste des violences. Les dernières études contredisent la théorie et placent les causes aux environs du concept d'anxiété sociale. Selon ces dernières, la peur est le déclencheur principal de la maladie. Peur des situations ou des hommes.

 Parce que nous ne sommes que des hommes...

 Prenant en considération ce qui est dit ici, il conviendrait de reprendre à zéro. Donc : les premières années de ma vie je les ai passées ici, le plus souvent dehors, remuant la terre... etc.

Ce sont les Années de la Peur. Ça serait donc ça?

 

Le premier souvenir des premières années de la vie

 

Bon, alors, voyons voir : elles commencent comme dans un conte... il était une fois, dans un village de montagne, très rustique, kitsch de rustique même.

Il était une fois comme d'innombrables autres fois après celle-là, donc rien qui sorte de l'ordinaire de ce côté là. Ça s'est passé comme ça : la mère Palaghie monte de derrière notre étable le sentier battu qui mène à la bergerie. C'est le matin. Un filet de fumée s'échappe doucement par la cheminée de la cuisine. Au puits, Pépé se penche par dessus la margelle et tire deux seaux d'eau. La mère Palaghie tire le cheval par le licol et marche lourdement. À l'échine du cheval pendent deux besaces à rayures et à pompons. Des bidons en alu et en plastique tintent discrètement à chacun de ses pas.

 'jour, dit la mère Palaghie.

Pépé sursaute, lève le seau. Le fond du seau heurte le rebord en bois du puits, et quelques gouttes d'eau tombent sur les cailloux et sur le bout de ses bottes.

 'jour, dit Pépé. 

 Brr, ho, Cicore....

La mère Palaghie caresse le museau du cheval. Elle met ensuite sa main sur la hanche et commence à parler. Son visage s'anime. Au coin de sa bouche apparaît un léger sourire. Pépé se gratte le crâne dégarni de ses gros doigts rustauds. La mère Palaghie tend le bras et désigne la montagne. Pépé regarde la montagne et hoche de la tête. Pendant ce temps, le cheval dresse les oreilles et piétine le sol de ses sabots.

Moi je reste à l'écart. Je vois toute la scène à travers les planches de la clôture.

C'est comme ça que ça commence. Comme un court-circuit. Une longue panne de courant et ensuite bzzt, la mère Palaghie monte sur le sentier et sa marche me met au monde. Je sais, c'est un peu existentialiste, un peu mis en scène et tout et tout, mais, bon, quel premier souvenir ne l'est pas?

La mère Palaghie je continue à la voir ensuite. Elle vient le dimanche après la messe et reste jusqu'au soir. Elle se met sur le tabouret pour traire les vaches qu'elle tire de dessous le lit et parle en sourdine. Son homme est parti avec les moutons sur la montagne et elle déteste être seule, surtout les jours de fête, quand il n'y a rien à faire. Moi aussi je suis là. Je trace des lignes et des points sur des feuilles et j'ignore tout le monde. Ces affaires-là ne m’intéressent pas. Dans ma vie, la mère Palaghie a joué son rôle mystérieux et maintenant elle peut disparaître tranquillement.

 

Trickster, d'Ovidiu Pop, éditions Polirom 2009, p. 95-97. 

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  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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Faustine Vega

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