Publié en 2006 chez Cartea Româneasca, à Bucarest, Cinci nori coloraţi pe cerul de răsărit (Cinq nuages colorés dans le ciel du Soleil Levant) est un roman à intrigue policière qui crée des personnages très attachants, aux identités marquées par la migration et par la double appartenance. Deux Roumains, l’informaticien Darie et sa compatriote Lili, une prostituée de luxe, se rencontrent à Tokyo où ils travaillent. Leurs chemins croisent ceux d’un richissime couple de Japonais, dans une sorte de chassé-croisé amoureux non dénué de danger.
Le silence est absolu sur l’étendue du tatami. Douze paires de joueurs assis de façon formelle, se faisant face dans l’espace désigné pour chaque couple, attendent dans une immobilité statuaire le signal qui annonce le début du jeu. Le silence accablant qui règne dans la salle confère au moment une solennité sacrée. Dans la vaste pièce parée pour la fête flotte une ambiance irréelle, comme issue d’anciennes estampes japonaises. L’élégance des joueurs assis sur le tatami est parfaite. Les couleurs des kimonos des participants se déploient des tons sombres arborés par les femmes âgées vers les tons clairs et vifs de l’habit des plus jeunes. Quelque chose de la splendeur de l’époque Heian, où le jeu de société uta karuta aurait été joué pour la première fois, flotte dans la salle comme une buée imperceptible, pourtant déchirante. Les hommes sont eux aussi habillés sobrement, de hakama gris et noirs. Le regard des juges, qui se tiennent légèrement penchés, semble fixé dans une concentration extrême mais sereine sur la surface restée libre devant chaque couple, où les cartes de jeu sont disposées dans un ordre précis.
Tout le monde attend. Un homme assez âgé, habillé d’un hakama, assis sur un coussin au-devant de la salle, surveille la scène attentivement. Il tient dans sa main tendue plusieurs cartes de jeu. Subitement, sans aucune introduction, il commence à chanter : Ariake no… Sa voix légèrement rauque, trahissant son âge avancé, module le rythme avec une excellente maîtrise des tons, atteignant progressivement à la fin de chaque vers une tonalité difficilement envisageable pour une voix humaine. Tsurenaku mieshi… Wakare yori… Lorsque l’écho de la dernière syllabe s’éteint, résonnant longuement sur la hauteur vertigineuse où l’avait élevé le chanteur, les joueurs se déchainent fébrilement, cherchant parmi les cartes rangées devant eux les deux vers qui achèvent le poème waka, dont le début avait été lancé par le meneur de jeu.
La collection de poèmes Hyakunin Isshu, rassemblée par le noble Fujuwara no Teika aux environ de l’an 1235, contient cent poèmes waka, dont la structure métrique est de 5-7-5-7-7. Le jeu de uta karuta est structurellement très simple. Le chanteur reçoit cent des deux cents cartes d’une série, le reste étant distribué à un couple de joueurs, 50 pour chaque partenaire. Ces 50 cartes contiennent seulement deux vers du poème waka. Le chanteur récite les trois premiers vers du poème, tandis que les joueurs penchés sur les cartes distribuées sur le tatami devront trouver les deux derniers vers.
Le premier
Si je devais imaginer un pays dont les habitants auraient un penchant particulier pour le contour invisibles des choses, qu’ils s’évertueraient à amener vers la lumière et à rendre perceptible à l'aide d’un sens inné, particulier, un pays dont les habitants auraient colonisé les horizons ardus de la métaphysique pour finalement restituer au monde, prêts à être habités, ces territoires jusqu'alors cachés à l'expérience ; si je devais imaginer que, parallèlement à la vie des humains, les objets mèneraient dans ce pays-là une existence paisible et clandestine, aussi réelle que la réalité elle-même et sur laquelle ils exerceraient une influence mystérieuse et légitime, le nom imaginé d'un tel pays serait le Japon. De plus, si je devais imaginer le ciel de ce pays-là pour lui donner une couleur assortie à sa représentation, je penserais aussitôt au ciel gris qui couvre Tokyo comme une cloche en aluminium et, de temps à autre, aux nuages colorés et transparents du ciel oriental.
Pourquoi les gens ne peuvent-ils être des logiciels, me demandait Lili, pour que toi-même ou bien quelqu'un d’autre puisse les reconfigurer facilement quand quelque chose ne va pas, en leur donnant ainsi une nouvelle existence ?! Si j'étais l'un des programmes que tu crées sur l'ordinateur, m'écrivait-elle, je te demanderais de modifier toutes mes données, d'effacer quelques fichiers, de les remplacer par d'autres, d'installer, par exemple, à la place du cœur un organe différent, un œil peut-être, le nez, une oreille, la langue, n'importe quoi, pourvu qu’il soit doué d’un sens qui m'avertisse qu’aimer fait mal, que cela ne correspond pas aux fonctions normales qui nous permettent de vivre au quotidien et, implicitement, qu’il me mette hors d’atteinte. Ma chère Lili, si la réalité avait été l'un de mes logiciels, je serais intervenu dans sa configuration et, si cela n’avait tenu qu’à moi, je n'aurais permis pour rien au monde que les choses se passent ainsi. Si les objets autour de moi pouvaient parler ! Ils me diraient alors ce qui s'est passé dans cette pièce avant ta disparition. Au Japon tous les objets s'expriment dans une langue qui devient compréhensible lorsque les bruits du monde s'estompent, tout comme maintenant quand j'essaie de rédiger une déposition de plus, différente des deux précédentes que j'ai signées devant mes enquêteurs. Ce n'est pas du tout facile, car mes pensées, malgré la logique et la raison que je voudrais leur insuffler, se heurtent, silencieuses et monotones, à la tristesse qui ravage mon cœur avec la force d'un incendie.
J'essaie de me concentrer sur les objets qui m'entourent, j'essaie de les faire parler et, par la force du regard, de les arracher à la métaphysique muette et agressive où les a installés l'ordre intrinsèque et immuable de la réalité. Je n'y parviens pas. Je pense ensuite à l'écharpe que tu as prise, vraisemblablement lors de ta dernière incursion dans mon appartement. Tu l’as toujours aimée, cette écharpe dont je ne voulais pas me séparer pour des raisons sentimentales. Je me demande pourquoi tu l’as prise alors que j'avais tant de fois refusé de te la donner, même si j’adoucissais mon refus par des blagues. Tu as sûrement voulu me dire quelque chose, me transmettre un message. Mais lequel? L'écharpe rouge ne figure pas cependant parmi les objets trouvés par la police sur le corps qui est censé être le tien. La seule preuve qui vaille pour monsieur Haneda, le chef de l'enquête, est fournie par un bout de papier sur lequel est inscrit mon numéro de téléphone. C'est ce détail qui a amené la police à ma porte, et l'officier qui menait l'enquête m’a invité poliment, mais froidement, au commissariat. C'est ainsi que j'ai connu monsieur Haneda.
Je me suis rendu à la section de police persuadé qu'il s'agissait d'une erreur, que les policiers avaient découvert un corps qu'ils supposaient seulement, selon certains signalements, être celui de Lili. A mon arrivée sur place on m’a accompagné dans une chambre froide d'une propreté impeccable et brillante, qui sentait fortement le formol, où l'on pouvait voir quelques grands compartiments en aluminium indiquant la présence de quelques appareils frigorifiques disposés horizontalement. Un policier a ouvert l'un des tiroirs et celui-ci, après avoir glissé à la hauteur de ma poitrine, a laissé voir un brancard sur lequel on devinait, sous un drap blanc, le relief irrégulier d'une forme humaine. Monsieur Haneda a soulevé le drap et m'a invité du regard à approcher. Le corps dépouillé, que l’âme envolée avait laissé en proie à une rigidité de mannequin en plâtre, m'a fait penser à une carcasse vide à la surface de laquelle un démiurge malicieux avait définitivement effacé tout souvenir. L'expression impénétrable que la mort avait imprimée sur le visage de cette fille ne m'offrait aucun indice sur ses derniers instants. Comment était-elle morte ? A la recherche d'un signe, aussi vague fût-il, venant de celle qui avait été un être vivant, ma pensée se heurtait à un obstacle qui me remplissait d'un étrange sentiment d'inconfort. Ce ne pouvait pas être Lili ! Mes yeux niaient cette réalité nue sortie du coffre frigorifique, mon imagination convoquait les vifs souvenirs que Lili avait laissés dans mon esprit. Non, ce ne pouvait pas être Lili ! C'était peut-être la Russe. Et puis, le soir du jeu, Lili n'était-elle pas apparue les cheveux teints en noir lors de la compétition ? La femme qui se trouvait dans ce coffre avait les cheveux blonds. Dans ma tête se déployaient, dans un terrible tourbillon, des éléments qui ne s'articulaient pas entre eux. A ce moment-là, comme s'il avait deviné la logique défectueuse de mes pensées, l'officier de police a refermé le tiroir et, avec des gestes mesurés, a allumé un écran installé juste au-dessus. Une succession d’images du cadavre a défilé, des détails de la tête, de la poitrine, des mains. Le corps avait été découvert dans la rivière Sumida, à proximité de Ryogoku-bashi. Aucune trace de violence n’avait été identifiée, a précisé l'officier de police. A cause de la quantité d'eau avalée, les traits du visage, tout comme les membres et l'abdomen étaient légèrement gonflés, ce qui conférait à l'ensemble un aspect bizarre, grotesque. J'ai eu un léger sursaut en voyant le tatouage de la hanche gauche. Je l'ai aussitôt reconnu, c'était un tatouage représentant un idéogramme très ancien, en écriture tensho. Le policier, remarquant ma réaction à peine perceptible, m'a expliqué vaguement que ce signe identifiait une certaine catégorie de filles qui appartenaient à un même réseau. Malheureusement, m'a-t-il précisé, le secret était tellement bien gardé que la police n'avait pas pu apprendre grand-chose. On savait que le réseau en question était parmi les mieux cotés dans le domaine du plaisir, que la plupart des filles étaient blanches, parlaient des langues étrangères et intervenaient généralement en tant qu'animatrices dans les soirées de luxe, soit dans le monde politique, soit dans le monde des finances. Je me suis souvenu de la fête de Noël à l'occasion de laquelle j'avais fait la connaissance de Lili. Le policier qui s'occupait de cette affaire a ajouté que de telles enquêtes ne menaient généralement nulle part, le monde que les filles fréquentaient étant à ce point clos que même les représentants de l'ordre ne pouvaient y pénétrer en l’absence de preuves irréfutables. Autant dire que de telles preuves n'apparaissaient jamais. J'ai demandé à l'officier comment il avait eu mon nom, et celui-ci, après m'avoir raccompagné dans son bureau, m'a montré un bout de papier avec mon écriture. C'est ce bout de papier, avec mon numéro de téléphone dessus, qui avait mené la police jusqu’à moi.
Ils m’ont retenu presque deux jours et deux nuits pour ma déposition. Je n'avais jamais eu affaire à la police, ni en Roumanie ni au Japon, et mes rares contacts avec les représentants de l'ordre, achevés soit de façon positive par l'obtention de quelque papier officiel, soit de façon négative par le paiement de quelques amendes pour excès de vitesse, représentaient, en comparaison avec ce match de kickboxing où m'avait amené l'enquête sur la disparition de Lili, de vrais mouvements de menuet. Le combat se déroulait, bien évidemment, sur le terrain psychologique. Jamais de ma vie je n'avais dû faire une déposition dans le cadre d'une enquête criminelle. N’ayant aucune notion dans le domaine du droit japonais, j'ai invoqué, en m'appuyant sur des références juridiques véhiculées par les séries policières américaines, le droit de solliciter un avocat. Mais la réalité ne correspondait pas aux scénarios des films policiers américains et monsieur Haneda m'a expliqué sereinement qu'une simple déposition à la police ne supposait ni ne nécessitait la présence d'un avocat. Ils m'ont laissé partir lorsqu'ils n'ont plus réussi à me soutirer la moindre information, tout en me demandant de ne pas quitter la ville et de rester disponible à toute sollicitation venant de leur part. Ladite sollicitation est survenue dès le lendemain à minuit, lorsque M. Haneda a fait irruption dans mon appartement en agitant sous mon nez un mandat qui lui donnait le droit de faire une perquisition chez moi. Pendant que ses subordonnés accomplissaient leur devoir en prélevant des empreintes et en fouillant dans mes tiroirs, M. Haneda m'a posé toute une série de questions liées tout particulièrement à l'activité que je menais dans mon entreprise. Il s'est avéré qu'il en savait beaucoup plus sur les ordinateurs et sur les robots qu'il ne laissait paraître. C'était lui également qui menait l'enquête sur la Salle des Jeux et, voulant mettre à profit des talents ciselés par la lecture de quelques romans policiers européens, comme j'allais l’apprendre, il s'efforçait de trouver par mon biais un lien entre les deux affaires sur lesquelles il enquêtait. Pour l'instant, l'unique élément, fragile mais sûr, dans cette chaîne de débris, c’était moi. Un Raskolnikov dont le crime n’avait pas été établi, mais qui était assurément coupable. Il s'est avéré d'ailleurs que M. Haneda avait lu Dostoïevski. Persuadé que la voie menant à la vérité était parfois difficile, M. Haneda avançait prudemment, en me posant des questions en apparence anodines et en évitant les questions directes. M. Haneda se montrait particulièrement intrigué par le fait que je n'avais jamais signalé à la police les quelques cambriolages qui avaient eu lieu dans mon appartement et qui visaient précisément les données enregistrées sur mon ordinateur. Je n'ai pu lui fournir aucune explication plausible.
Après une nuit d’insomnie, épuisé par la concentration dont j’avais eu besoin pour répondre aux rafales de questions stratégiques de M. Haneda, je me suis présenté le lendemain matin à mon travail. Là-bas le responsable du personnel m’a fait savoir qu’on avait donné suite à ma demande de congé, que je n’avais évidemment pas formulée, tout en me souhaitant poliment, mais avec une vague impatience, de bonnes vacances. Comme on pouvait s’y attendre, il n’a fait aucune allusion aux véritables raisons de ce congé inhabituel, mais je suis évidemment persuadé qu’il avait été informé de mon passage à la police. Subitement libéré de mes obligations de travail, j’ai pris la décision de commencer à enquêter par moi-même sur la disparition de Lili, dont je n’avais plus de nouvelles depuis le fameux soir du Jeu. Même si le bon sens pouvait infirmer cette hypothèse, quelque chose me disait que sa disparition avait un lien avec les entrées clandestines dans mon appartement et tout particulièrement avec la dernière effraction. Cette prémisse, suffisamment plausible pour faire apparaître ce genre de pistes que la logique arrache au noyau secret et invisible du monde, m’a fait réfléchir intensément. J’ai décidé, sans aucun argument rationnel, qu’il me fallait commencer par le monde virtuel. Une conviction fondée sur une intuition ineffable plutôt que sur un jugement solide me disait que les indices du monde virtuel me mèneraient vers ce qui était caché et impalpable dans le monde réel. J’ai commencé bien évidemment par l’idéogramme que j’avais vu sur la hanche gauche du cadavre que m’avait montré la police. Ma mémoire l’avait enregistré avec la fidélité d’un instantané photographique. Je l’ai recherché fébrilement dans tous les dictionnaires électroniques dont je disposais. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y figurait pas. Devinant qu’il s’agissait d’un système d’écriture très ancien, datant peut-être de la période Nara, j’ai commencé à faire des recherches dans des dictionnaires spécialisés que je me suis procurés sur internet. Il ne m’a pas été bien difficile de le trouver. La découverte de la signification de cet idéogramme ne me servait cependant pas à grand-chose, l’étape suivante s’avérant beaucoup plus difficile que prévu. Même si j’avais utilisé différentes combinaisons de mots en m’aidant également d’un logiciel de recherche avancée, la multitude de résultats trouvés sur le web a tempéré bien vite mon élan et m’a complètement déstabilisé. Exaspéré, laissant libre cours à mon intuition, j’ai commencé à restreindre la recherche en combinant l’idéogramme en question avec le genre d’activité auquel j’associais le symbole vu sur la hanche gauche du cadavre. Comme prévu, ma recherche a commencé à se montrer fructueuse : je suis tombé sur un site qui semblait être exactement ce que je cherchais, ce qui m’a encouragé et a aiguisé mon envie de continuer. L’accès du site était bien évidemment réservé aux membres, la page étant hautement protégée contre toute tentative d’effraction. J’ai essayé les trucs habituels dans ce genre de situation, mais, comme on pouvait s’y attendre, cela ne fonctionnait pas. Je devais trouver une astuce. J’étais absolument persuadé que l’accès au site fonctionnait selon un algorithme construit selon une certaine hiérarchie, laquelle, logiquement, devait se construire par étapes. J’imaginai qu’il y avait une clientèle permanente laquelle, selon les moyens financiers ou le type de demande, avait des modalités d’accès spécifiques dans la base de données. Sans trop réfléchir, j’ai parié sur le chiffre cinq. J’ai créé une structure à cinq niveaux d’accès, chaque niveau étant pourvu respectivement d'une entrée et d'une sortie uniques. J’ai donné à chaque niveau un nom aléatoire, les noms des couleurs rouge, bleu, orange, noir et blanc, représentant chacun un mot de passe indépendant. Comprenant qu’on ne pouvait pas accéder à une telle base de données à l’aide d’un seul mot de passe, j’ai créé un accès supplémentaire, numérique, représentant la série de chiffres d’un hypothétique numéro de carte bancaire. J’ai fait en sorte que cette carte bancaire fonctionne comme une carte téléphonique, le code PIN permettant l'accès à la structure de base. Je me suis déclaré client du serveur, j’ai fait démarrer l’application, puis, avec la patience d’un pêcheur, j’ai déployé les filets. Et j’ai attendu. Pendant ce temps j’ai commandé de la nourriture dans un restaurant à proximité et j’ai regardé un célèbre anime en DVD, Rurouni Kenshin, en sirotant mon miso shiru et en me délectant avec du yakitori. Deux heures à peine s’étaient écoulées depuis que j’avais déployé mes filets quand, selon toutes les apparences, un gros poisson s’est pris dedans. Je l’ai pisté, sachant que si je n’étais pas suffisamment prudent je risquais de le perdre et, pire encore, de me faire démasquer. Le résultat a été inespéré : j’avais obtenu un mot de passe et un numéro de carte bancaire en un temps optimal et, sans être détecté, j’ai quitté le réseau. J’ai répété la procédure plusieurs fois, juste assez pour me rendre compte du fonctionnement du système. La suite a été d’une facilité déconcertante. J’avais accédé au réseau dans le but précis d'obtenir la liste des clients de Lili et éventuellement quelques adresses. Le fait que la Russe appartenait au même réseau ne m’a nullement surpris. Les fichiers des deux filles avaient été effacés mais on avait gardé un directeur Riri correspondant au nom de Lili en katakana, ce qui m’a été extrêmement utile pour commencer à les reconstituer partiellement. Au final j’ai obtenu un film de quelques minutes avec Lili ainsi que les adresses de quelques clients qui avaient essayé de la contacter pendant les jours précédant sa disparition. La réponse qu’ils avaient reçue de la part du serveur était invariablement : momentanément indisponible ; nous vous prions de revenir ultérieurement. J’en ai déduit alors que Lili devait avoir elle-même un mot de passe pour accéder à sa base de données personnelle et j’ai tenté de le retrouver. J’ai été stupéfait par le résultat. Toute son activité depuis son arrivée au Japon se déroulait sur mon écran. J’aurais tant voulu connaître ces choses-là lorsqu’elle était avec moi ! Son carnet de bal se déployait devant mes yeux, et je n’y figurais absolument pas. Ce constat m’a aidé à me sentir un peu mieux ; Lili ne m’avait donc pas considéré comme un client, je ne l’avais d’ailleurs jamais payée pour ses services ; le nom de Ken apparaissait en revanche partout. En parcourant son agenda, je pouvais constater que celui-ci avait obtenu avec le temps le statut de client permanent, tout autre contact disparaissant complètement de son planning. Ken avait fini par être pour Lili, selon cet agenda, sa seule et unique obligation professionnelle. A combien pouvait bien s’élever la somme par laquelle Ken obtenait ce sublime privilège, contribuant au passage de façon substantielle à la prospérité du club ? Une fois dans le réseau, il m’aurait été facile d’accéder aux registres comptables de l’entreprise. Mais un inexplicable sentiment de pudeur m’a empêché de le faire.
Oui, j’avoue que je souhaiterais à présent que la réalité soit l’un des logiciels que je crée, je voudrais avoir la possibilité de reconstituer selon d’autres paramètres la configuration originelle de la réalité, en la modifiant là où elle ne correspond plus à mes désirs et à mes intérêts. A la section de police j’ai bien signé deux dépositions fournissant des réponses exactes aux questions très précises de mes deux enquêteurs. L’officier qui mène l’enquête, M. Haneda, n’a aucun doute sur l’identité du corps ; en ce qui me concerne, je n’ai aucune raison de le contredire. A travers la déposition que j’ai signée, et qui confirmait les suppositions des policiers - alors que quelque chose me disait que la fille vue dans le caisson frigorifique à la morgue de la police n’était pas Lili – j’ai imprimé presque sans le vouloir un cours différent aux événements. Progressivement, à mesure que le temps passait pendant l’enquête, j’ai commencé à me voir dans les yeux des policiers comme une illustration d’un ouvrage d’entomologie représentant la section transversale d’un insecte. Ils me regardaient au microscope et m’analysaient avec un professionnalisme qui correspondait parfaitement, j’en suis convaincu, aux exigences des manuels pour enquêteurs. Et pourtant, en relisant les dépositions que j’ai fini par signer, j’ai compris une chose qui m’a tellement étonné que j’ai presque été pris de vertige. Comment pourrais-je décrire cela ? Les faits et les événements que j’y rapportais, avec une minutie temporelle remarquable, typiquement japonaise, ne disaient au fond rien de ce qui s’était réellement passé. C’était comme si j’avais pris n’importe quel objet, la bouteille de vin français ouverte en ce moment sur mon bureau par exemple, et que j’avais commencé à la présenter dans ses moindres détails, à commencer par son histoire, les vignes d’où elle provenait, jusqu’aux importations de vin français au Japon ; cela ne représenterait, au fond, qu’une description plus ou moins exacte d’un objet statique, pourvu d’une série de propriétés non modifiables. Mes dépositions au commissariat ressemblaient à cela, à la présentation d’une bouteille de vin français dont j’aurais décrit la forme, la couleur, la qualité, l’étiquette ou le contenu, sans vraiment pouvoir exprimer la nature des sensations que ce vin précieux aurait éveillé en moi verre après verre, comme dans un magique feu d’artifices. J’ai compris que la vie signifiait autre chose, qu’il ne s’agissait pas d’une collection d’objets qui pourraient être décrits de la même façon par tous ceux qui les contemplent. La vie est changement, et les relations causales qui tissent la structure du monde où nous vivons ne peuvent pas être peintes comme de simples objets, comme une bouteille de vin français que chacun décrirait de la même façon, avec plus ou moins d’informations à l’appui. Je veux dire par là qu’une déposition à la police, contenant la description des faits et des événements concrets qui se sont déroulés à tel moment précis, est incomplète et, au fond, ne peut pas mener à la découverte de la vérité. Je devrais donc évoquer autrement ce qui s’est passé, et recourir pour cela non pas à une description exacte, objective, des événements, mais plutôt à une histoire, fût-elle approximative ou inexacte. Car seule une histoire qui nous inclurait moi, Lili, Ken et Kiyomi, pourrait me mener vers le véritable sens que je recherche. Et je commencerais par le commencement.