Dans La corde à linge, Alice Popescu sait trouver les mots, à la fois les plus denses et les plus coupants, pour dire le cercle solidaire de la fidélité au passé ; elle nous fait ressentir comme nulle autre son cimetière intérieur, où les souvenirs sont ensevelis dans une seule et même tombe fraternelle. Longtemps tue, l'enfance revient en réminiscence, les douleurs passées ont laissé des traces, les choses non dites ont poussé comme des kystes. Arrivés à maturité, ces kystes doivent être percés et dits, et Alice Popescu choisit de les transformer en poèmes. Entre résistance et résilience (au sens de force morale), entre conte et récit, sa poésie est un baume (“une poudre”) que la poétesse dépose sur son corps, sur les traces de son passé (familial et politique), comme un fil à linge sur lequel elle accroche ses souvenirs. La poésie d'Alice Popescu vient du tréfonds, elle est une affirmation de soi, de la souffrance, de l'espoir aussi. C’est un perpétuel mouvement intérieur, avec des tensions, des déchirements. Comme une rafale de l’âme avec toutes les contradictions qu’elle peut contenir. Une lutte continuelle, réelle et onirique à la fois, car la poésie tient son mystère de se vivre à la fois évidente et invisible, insensible et concrète, sans que l'une de ces conditions prenne le pas sur l'autre. (F.C.)
Extraits du recueil La corde à linge d'Alice Popescu (publié en 2013, aux éditions Trei, Bucarest):
Vertèbres
une fois toutes les deux semaines
maman vient à Bucarest pour se faire réparer une vertèbre
parmi d'autres.
Alain m'a demandé combien de vertèbres avait maman.
je lui ai répondu que dans mon pays les parents ont plus de vertèbres
que leurs propres enfants,
tellement
qu'ils ont dû mal à les porter. ils se traînent comme des petits trains
le long de leur vie
et les enfants viennent après,
toujours.
eux ils bougent à peine,
ils mettent juste les obstacles de côté sur le chemin et s'étendent sur les rails,
attendant fébrilement.
Catwalk
j'ai fait ce que je devais faire.
vingt ans
j'ai nourri le silence pour le faire plus grand,
encore plus grand que moi et le monde,
pareil à un enfant difforme.
je pense que mon silence avait atteint
la taille d'un gros ballon de peaux fines flottant dans l'infini.
vingt ans,
de mes seins n'a jailli que mouna,
et soudain, un beau jour,
le lait blanc de l'univers.
c'était l'automne. la mode des extensions d'ongles était passée, seule mon ombre se voyait
allongée comme un chat paressant sur le monde, écorchant
quelque chose.
c'était le seul chemin, je me dis,
et moi la seule personne sur lui.
Memento
en ce temps-là mes mots étaient jeunes
et le monde se couchait à leurs pieds.
les bons livres entretenaient la beauté physique
(les mots étaient intelligents, ils paraissaient bien et savaient s'habiller.
ils avaient les fesses aussi fermes que les ressorts du canapé,
des hanches en chocolat noir
et les cuisses fines des cigarettes mentholées,
ils étaient aérodynamiques).
Tous, mais absolument tous
flirtaient avec des hommes remarquables.
chacun de mes mots était amoureux d’un poète, ou au moins d’un grand artiste.
lorsque certains d’entre eux sont morts, les mots les ont suivis
et jamais ne sont revenus.
Il n'est resté de l'amour nul écrit, la mémoire s'est retournée sur elle-même
comme l’œil de l'escargot.
La confiture de cerises aigres
tu es mon chocolat au rhum,
la confiture de cerises aigres des chaudes soirées d’été,
le sirop doux sur le menton et les mains
avec lequel ma vie humaine
s’est écrite…
tu m’as faite, tu me marches sur les pieds.
entre nous, il n’y a plus d’illusion, d’orgueil
ou de doute.
dis-moi où aller pour t’oublier,
toi, ma mère, pieuvre larmoyante,
qui me tutoie avec beaucoup de donc et beaucoup de qui,
cupide, vulgaire comme une femme de la rue, toi,
qui ne m’as jamais connue…
un jour ton sang a été le mien, mais tes veines sèches
ne se déversent plus nulle part, tes rides ne mènent plus nulle part ailleurs.
les nervures de ta main dessinent en absence une feuille
sur une carte imaginaire,
mon pays vieux et hilare.
Conte
je me suis retournée trois fois
sur le tapis roulant de l’aéroport,
en même temps que lui,
attendant que quelqu’un me reconnaisse, m'enlève
de la poignée sur laquelle est écrit en lettres minuscules alice
et mon adresse,
qu’il me tire – de force si besoin – sur la surface destinée
aux roulettes.
je suis un trolley
alice c'est moi.
Le magasin de crêpes
A La Crêperie du Marais
le temps se retourne d’un côté puis de l’autre, très rapidement,
mais moi je ne me presse pas, je regarde mes souvenirs les uns après les autres, religieusement.
comme l'on regarde des objets rares puis je les remets à leur place, en escalier,
dans l’ordre naturel des choses
que j’ai perdues.
Ici un jour mon ombre s’évadera ,
pour ses enfants insaisissables
comme un bien qui aurait poussé du mal absolu.
Une ombre au milieu de milliards d’ombres
passera inaperçue.
Combien as-tu enduré, à combien de choses t’ont-ils soumise,
éviscérée, inutile, inconsolable,
car qui peut caresser une chose aussi fine ?
Qui peut étendre ses limites comme l'on étend ses bras ?
Même ainsi, je t’emmènerai plus loin, je te porterai
sur mon dos jusqu’à ce que nous nous effondrions,
et que tes veines joliment colorées
se déversent dans les miennes
pour que nous nous éparpillions
dans les veinules célestes. Derrière nous l’odeur des crêpes
se collera au ciel.
à La Crêperie du Marais c’est l’hiver. Le froid tombe par couches et fond
sur le pavé.
Nous nous asseyons, nous rapprochons les chaises
de l’air tiède,
comme de quelque chose de familier.
L'ombre aux veines violettes
et Elle aussi est venue,
mes os ont fondu
et sont devenus une belle ombre
aux veines violettes que je n'avais encore jamais vue.
Quelque chose en moi était plus lourd que le reste :
qu'importe ce qu'il pouvait arriver maintenant
si je m'étais mordue,
je n'aurais rien senti,
pas même un goût.