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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 17:04

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Le présent récit est tiré d'un recueil de nouvelles publié en Roumanie en 2001 et intitulé : Cei trei copii Mozart (Les trois enfants-Mozart).


 

…L’automobiliste reconnaissait le paysage. Comme il reconnaissait les villages, même lesN7 quelques maisons éparses, un puits, une tour, une ferme. Ensuite la plaine. Rien que la plaine. Connue ou inconnue, difficile à dire. Une steppe parfaite et infinie. De temps à autre, il arrivait à une station-service. Le vendeur – chaque fois un autre évidemment – était toujours aimable, les distributeurs de boissons et de collations fonctionnaient à merveille, et la route se dépliait lisse et droite, une ligne. La seule chose qui semblait anormale est qu’il n’y avait aucune autre voiture en vue. Et cela depuis plus de quatre heures déjà. Parfois, on apercevait de petits troupeaux de moutons ou de bovins paissant dans les prairies infinies, mais jamais quelqu’un qui les gardait. Et si, auparavant, on remarquait de temps à autre un arbre dans la puszta, maintenant une telle apparition devenait plus rare. En fait, on n’en avait plus vu depuis les sept dernières heures de route… Même l’herbe commençait à disparaître. Ici et là, on voyait encore quelques touffes desséchées à l’aspect de plus en plus jaune. Elles étaient remplacées par des buissons nains de chardon, la seule végétation qui prouvait qu’on avait à faire à un espace terrestre pas complètement stérile. Les stations-service, à une distance convenable les unes des autres, étaient ouvertes jour et nuit, les distributeurs aussi. Seulement, les vendeurs semblaient devenir de plus en plus sourds. S’il leur posait une question pendant qu’il faisait le plein, ils répondaient à côté ou arboraient un sourire hébété d’un air serviable. Bien entendu, l’automobiliste aurait pu faire demi-tour, mais toute son attitude marquait clairement qu’il n’y songeait pas, allez savoir pourquoi. De temps à autre, il regardait le chemin qu’il avait parcouru et alors, il avait l’impression qu’il ne reviendrait plus jamais à son point de départ. Il avait toutes sortes de conserves et de biscuits dans le coffre, ainsi que deux caisses de fruits, une grosse meule de fromage enveloppée dans du nylon et quelques bouteilles d’eau. Il se reposait bien. La nuit, il dormait huit heures et le jour, au moins deux. Dans son visage, on ne lisait que détermination et confiance, mais seulement parce qu’il se maîtrisait, car dans son for intérieur il ne pouvait rester indifférent à l’insolite dans lequel il s’enfonçait plus profondément avec chaque kilomètre parcouru. On n’observa le premier signe d’inquiétude qu’au moment où il constata qu’il n’y avait plus le moindre souffle de vent… Le compteur indiquait cent-vingt à l’heure. Même s’il fait un calme plat total, on devrait, à cette vitesse, éprouver une certaine résistance ! Une explication possible était que, par miracle, le vent soufflait à la même vitesse dans le sens de la marche, mais cela ne tenait debout que le temps qu’il roulait. Car cela impliquait que, s’il s’arrêtait et sortait de la voiture, il se retrouverait dans une véritable tempête. Or ceci n’était pas le cas. Ni à gauche ni à droite, il ne sentait un brin de vent. Il avait l’impression que sa respiration était devenue un peu plus lourde.

Quelque temps après, l’alternance jour-nuit disparut aussi et fut remplacée par un crépuscule continu ; on aurait facilement pu prendre le soleil toujours plus pâle pour la pleine lune. C’est alors seulement que l’homme au volant ressentit la tentation d’arrêter et de faire demi-tour. Le fait qu’on soit téméraire n’exclut pas qu’on soit également prudent. Les événements prenaient de plus en plus des aspects inhabituels.

Il freina. Pour la première fois depuis le début du voyage, il y a vingt-trois jours, il freina vraiment. Devant lui, la route parfaite : pas une bosse, pas une courbe, pas une flaque d’huile ou d’eau. En raison de la monotonie du voyage et de ce qui se passait – pour autant qu’il « se passât » quelque chose –, il devenait un peu irrité et avait parfois mal à la tête. Il avait freiné fermement, dans le but de se soumettre à un choc physique qui devait le requinquer. L’inertie lui avait précipité pendant quelques instants la poitrine contre le volant, produisant une douleur légère mais persistante.

Il lui sembla avoir la tête plus claire, maintenant… Sa décision fut prise rapidement : encore une fois vingt-trois jours et il serait de retour à la maison !

Il regarda par la vitre arrière, comme s’il voulait mesurer le chemin. Il se leva sur un genou sur le siège pour mieux voir. Puis, il descendit rapidement. Impossible ! C’était comme s’il n’y avait jamais eu de route derrière la voiture. Sous les roues, elle était intacte, il la toucha du pied, puis de la main. Il tourna la tête. Dans le sens de la marche, le ruban d’asphalte s’enfonçait en ligne droite dans l’horizon. L’automobiliste regarda de nouveau dans la direction d’où il était venu. Un désert gris sur lequel planait un ciel gris sans nuages. Retourner ? Inconcevable sans compas. Le moindre écart de la direction exacte – et cela était inévitable – aurait dans l’espace de vingt-trois jours des conséquences imprévisibles. Peut-être même fatales, car il ne rencontrerait certainement pas de stations-service ni de distributeurs… Et le retour ne prendrait pas vingt-trois, mais trente-trois jours, des mois peut-être… En avant, toujours en avant, c’était la seule possibilité plus ou moins rationnelle. Combien de temps encore ? Et où arriverait-il ? Il lui remontait à la mémoire qu’il n’y avait pas eu de vendeurs aux deux dernières stations-service. Il avait fait le plein seul, laissant l’argent sur le comptoir. Et que se passerait-il si les stations-service et les distributeurs de boissons et de collations disparaissaient aussi ?

La voiture fit un bond en avant, conduite par un homme plus déterminé que jamais...

 

STOP !

Dans la salle de projection, la lumière s’alluma. Fatigués, un peu apathiques, les trois hommes se regardaient d’un œil interrogateur. Un des spectateurs était le réalisateur, scénariste, acteur et producteur à la fois du film. Les deux autres étaient l’opérateur et un expert en effets spéciaux. Le grand soleil pâle, presque blanc du crépuscule était son œuvre, ainsi que la steppe purifiée de toute trace de vie, le mouchoir immobile, tenu hors de la fenêtre de la voiture à une vitesse de cent-vingt kilomètres à l’heure, et l’effacement de la route, pour rendre le retour impossible...

Les trois gardèrent le silence pendant un long moment. Le réalisateur haussa plusieurs fois les épaules, puis fixa ses ongles. Après une longue pause, il dit :

– Vingt-huit minutes… Un peu plus d’une minute pour chaque jour…

Il se tut, puis reprit après un court moment :

– Cela fait dix ans que je porte ce film en moi. Cela fait dix ans que je cherche… Et je ne sais toujours pas comment le terminer. Le scénario n’a pas de fin… Je n’ai toujours pas trouvé une conclusion adéquate. De toute façon, les spectateurs ne comprendront pas grand-chose…

– Ils en comprendront suffisamment, dit l’opérateur. L’humanité entière est à la recherche : chaque individu suit sa propre voie… Il se trouve sur une route, une piste...

– Oui, poursuivit l’expert en effets spéciaux, chacun sur sa propre voie… Les spectateurs saisiront la parabole...

– Même vous, vous n’y avez rien compris… Comment voulez-vous que les autres comprennent? Mon pilote, l’automobiliste, appelez-le comme vous voulez, n’a pas vraiment de but. Il a une aspiration. Il ne faut pas confondre les deux : il y a assez de gens qui aspirent à n’avoir aucun but ! Ils aiment la dérive, le non-engagement, le hasard, en un mot : le chaos. Mon homme veut sortir d’un espace qui ne le satisfait plus. Voilà pourquoi il s’est mis en route ! Il estime qu’il lui est impossible de rester où il est et il tente de trouver une sortie !… Où ? Dans un autre espace, évidemment… Peut-être modelé autrement, avec d’autres dimensions. Pour cela, les règles connues doivent disparaître, comme au moment de franchir un seuil. Là, d’autres règles règnent probablement, mais je ne les connais pas. Je ne fais pas de film SF. Je filme une métaphore. Un nouvel espace appelle de nouvelles règles. Il n’y apparaît plus d’hommes, l’alternance jour-nuit se fond dans un crépuscule éternel. La route est à sens unique, la notion de « retour » n’existe plus… Ce qu’il en résultera, je ne le sais pas… Je suis obsédé par cet espace hypothétique. J’y ai investi mon âme et mon argent, je suis presque à sec… Ceci dit, je ne peux plus reculer… Il faut que je finisse ce film ! Mon dernier !

– Tu es fatigué, dit l’expert en effets spéciaux… Tu ferais bien de prendre quelques jours de repos…

– Encore un peu et tu me diras que suis fou, dit le réalisateur en se forçant à plaisanter.

L’opérateur se mit à rire.

 

Le tournage se poursuivit encore quelques jours… La même route infinie, le même périple… La course aberrante n’apportait rien de nouveau pour l’équipe, sauf pour le réalisateur. Des images presque identiques qui, au visionnage, devenaient de plus en plus fastidieuses. Aussi les trois devenaient-ils de plus en plus nerveux. Il y eut des escarmouches. Un jour, l’expert en effets spéciaux menaça même de mettre fin à sa collaboration.al Ecovoiu photo Simion Mechno

Le lendemain matin, le réalisateur annonça qu’il avait enfin trouvé la fin la plus adéquate, la seule possible, et que le film serait un triomphe ! Il n’avait pas l’air enthousiaste – comme on aurait pu s’y attendre – mais on vit bien qu’il croyait dur comme fer à sa trouvaille. Curieusement, il avait embauché trois opérateurs de plus.

– Juste pour un jour, dit-il.

Les opérateurs, quatre maintenant, lurent la dernière partie du scénario enfin achevé. Il leur expliqua en détail ce qu’ils avaient à faire. Le premier opérateur devait suivre l’automobiliste dans une autre voiture et le filmer pendant une quinzaine de minutes, tandis que les trois autres devaient se tenir prêts pour le finale proprement dit. Le film devait se terminer avec l’arrivée de l’automobiliste exactement au même point dont il était parti. C’est à dire devant la forteresse, à côté de l’ancien hôtel de ville. Le réalisateur voulait que les images soient prises sous trois angles différents, clairement définis par lui. Le tout devait être filmé avec un maximum de rigueur et de professionnalisme, car il n’y aurait pas de reprise. Il savait que la possibilité d’une reprise amènerait à la superficialité.

– Notre travail sera parfait, assurèrent-ils tous.

Le réalisateur passa de nouveau les détails en revue.

– L’espace – dans les cadrages choisis – devient de plus en plus humain. Au lointain, se profilent des maisons, des arbres, des vignes et, évidemment, des hommes. Puis, toujours au lointain, mais plus rapproché, on distingue de manière de plus en plus claire et menaçante la ville d’où je suis parti, plus précisément : notre ville. Cheminées d’usine, quelques immeubles bancaires, un avion qui décolle, des montagnes de déchets, des voitures, de plus en plus de voitures qui quittent la ville en grand nombre – cela sera arrangé après par notre expert en effets spéciaux – et obligatoirement de la fumée et encore de la fumée, beaucoup de fumée survolant tout le paysage. Au moment où je vais freiner devant la forteresse, les trois caméras qui y sont déployées filment en détail les réactions de celui qui, vaincu, retourne là où est sa place, son propre espace ! Il arrive dans l’autre identique !…

 

Tout s’est parfaitement déroulé. Les enregistrements sur l’autoroute, les cadrages prescrits par le réalisateur, l’arrivée dans la ville… L’équipe devant la forteresse – quoique déconcertée – a surpris en détail le moment de l’impact avec le mur, la ferraille se transformant en accordéon, le rebond de la voiture comme si c’était un jouet, une porte lancée en l’air. L’automobiliste aux yeux vitreux ouverts, une fontaine de sang éclaboussant la vitre latérale qui par miracle était restée entière, l’horreur des quelques piétons qui se trouvaient par hasard dans le coin… Lorsque la police a visionné au ralenti la fin de chaque pellicule, elle fut impressionnée par la qualité exceptionnelle des images, le travail de vrais professionnels, un fait qui a grandement contribué à éclaircir ce qui s’était passé. Après l’examen du véhicule accidenté et la reconstitution des événements de ce dernier jour de tournage, on a établi de manière indubitable que peu avant son arrivée le réalisateur avait lui-même, sur une aire de repos, démonté certaines parties du système de freinage. 

 

…Quelques mois plus tard, le film était présenté au public sous le titre La route. L’expert en effets spéciaux avait fait tout son possible pour que la fin du film corresponde à la vision du réalisateur, telle qu’il l’avait dévoilée à plusieurs reprises à l’équipe. Dans toutes les salles, le film fut accompagné au bout d’un quart d’heure de sifflets et de huées, et petit à petit la salle se vidait presque complètement. Ceux qui restaient, les plus intéressés ou les plus patients, pouvaient être déçus ou non par la fin, mais elle les laissait tous confus...

Peu de temps après, la situation changea. Une grande chaîne de télévision avait programmé le film sous un nouveau titre, La route de la perdition. L’émission fut précédée d’une introduction sur l’origine du film, la mort du réalisateur et le sens de la métaphore en question. L’initiative suscita un énorme intérêt du grand public au niveau national. Les salles qui mirent le film à l’affiche se révélèrent cette fois-ci trop petites. Quelques petites firmes dans la branche avaient copié seulement la fin sur cassette vidéo – illégalement, semble-t-il – pour que les amateurs puissent suivre à la maison, en toute tranquillité et plusieurs fois de suite, la manière dont un homme peut mourir pour une idée.

Au bout du compte, le film fut un grand succès cinématographique.

 

Photo (c) Simion Mechno

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L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
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• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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