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7 novembre 2011 1 07 /11 /novembre /2011 10:04

 

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Bien que (à l’instar de l’Ulysse joycien, dont l’auteur se revendique) Le Zeste desnuméro4 choses… dure le temps d’une seule journée de la vie de l’architecte Stéphane Gliga, dans un chef-lieu de la Roumanie des années 80, tant de plans et de styles ont le loisir de s’y imbriquer en un rébus infini, que – à la fin de l’histoire – ça ne se raconte pas ! Pourquoi cet antihéros fuit-il son passé et, au fond, la vie même ? Est-ce une question de caractère, de tempérament – se rajoutant à l’ambiance d’une société totalitaire tenant debout tel ce « Palais de Criss-Criss » des maquettes de l’Atelier d’urbanisme 8, et dont les interminables queues devant les magasins s’organisent en une vraie société parallèle, calquée sur l’autre et pratiquant le même double langage ? Et la fascination de Stéphane pour l’« Écorchée » (banal torse anatomique à l’usage des étudiants reconverti en « démiurge » et en Némésis), ne vient-elle pas d’une peur d’alpiniste de tomber (ôté le « zeste » des apparences) dans l’« aven » du non-sens de l’existence, pour se retrouver piégé dans cette « chambre forte » de ses souvenirs, absurde inventaire d’objets perdus étiquetés sur des étagères ? Faute de sens, on s’accroche aux mots-choses, comme le petit Eliade, cet alter ego. Sans même « parler comme un livre » (R. Musil), « vivre comme on lit »… (D.I)                   

 

Eliade, l’Iorope et la Fumée tout au fond du jardin

           


         « Est-ce que, chez vous, le facteur passe aussi pendant la nuit ?

         – Pourquoi donc ?

         – C’est que cette lettre n’était pas dans votre boîte, hier aprème…

         – Mais toi, Eli, comment le sais-tu ? »

Eli avale sa salive. Pris la main dans le sac, que faire ? clignotent ses petits yeux noirs. Je fais comme si. Je continue de marcher.

Trois pas pour lui, une seule enjambée pour Stéphane. Des petons trappe-trappe, des menottes clap-clap, comme dirait Herr Döblin. Il fait comme si, Eli, soudain captivé par les flaques d’eau qui ont envahi le trottoir. Stéphane cependant a ses soupçons.

« T’as encore reluqué les boîtes, histoire de vérifier si, par hasard, y avait pas de nouvelles lettres, pour leur mettre le feu ! Pas vrai ? » Eli nie avec vigueur. « Des craques ! Des bobards ! Ça prend pas avec moi, Eli ! Je parie que, toi aussi, t’es de la bande de ceux qui fourrent des allumettes enflammées dans les boîtes aux lettres !

– Des éclats de bois », se hâte de préciser le môme.

Stéphane n’a pas bien compris. « Des quoi ? » Eli se mord les lèvres. Il a encore vendu la mèche. Le moment ou jamais de découvrir que le silence est d’or. Pendant quelque temps, on n’entend plus que le crissement de cellophane de son ciré couleur citron.

 

L’architecte insiste. « Tu disais ? »

Eli répond, de mauvaise grâce : « Des éclats de bois trempés dans du bitume. Les allumettes, c’est de la daube, ça s’éteint trop vite. » Et splach ! il a encore mis les pieds dans le plat ! Il ajoute, vivement : « J’ai fait le guet, et je les ai vus comment qu’ils ». Sa disculpation tardive se heurte au ricanement de l’architecte. « T’as vu ça après y avoir mis le feu de tes blanches mains ! »

Un aveu hypocrite, Eli le subodore, serait préférable à une dénégation véhémente, mais avec des chances nulles de crédibilité. « Moi, vous savez, j’y ai jamais mis le feu. Suis trop p’tit, qu’ils disent. Ils m’ont juste envoyé faire le pet. Mais, faut que vous le sachiez, chez vous, on a encore jamais mis le feu. Y a que chez les rossards que nous… » Des espèces de Robin des Bois, quoi ! Et c’est là, se dit Stéphane, qu’était censée intervenir une leçon dans le style prof principal : morale, menaces et autres représailles, des spécialités Camélia, eh oui, qu’elle était délicieuse, Camélia, lorsqu’elle remontait les bretelles à ses morveux ! Hélas, Stéphane n’a ni son tact pédagogique, ni son énergie, ni son vocabulaire, ni ses réquisits (id est sa règle redoutable), ni ses réquisitoires inspirés ; et, de surcroît, aujourd’hui, le rose auroral lui relève le seul bon côté de l’espèce humaine, tandis que le glorieux café de tantôt a laissé grand ouverts les pores de sa tolérance et de sa miséricorde chrétiennes ; c’est pourquoi, au lieu de culpabiliser l’incendiaire, il se prend à pouffer. De quoi ? Eh ben, des efforts désespérés du garnement de se tailler le masque angélique de l’Enfance innocente et ingénue.

Le gamin est resté les yeux collés à l’enveloppe que Stéphane enferme toujours dans sa paume. Il la guigne avec un dépit comique, comme une proie perdue. Comme une chance ratée.

« Pourquoi y a rien d’écrit sur l’enveloppe ?

– C’est une enveloppe secrète. Arrivée pendant la nuit, par la poste secrète.

– Et, cette Poste secrète… c’est toujours le père Horica Lemanchot qui distribue son courrier ?

– Mais non. C’est un autre facteur. Celui-là, tu le connais pas. Il circule que la nuit. Tout sapé de noir, avec des verres fumés et en chaussons de feutre, pour que les ennemis ne l’entendent pas… » Ça devient passionnant. Eli allonge le pas, de même que le cou, afin de boire la moindre parole, la moindre inflexion de voix de l’adulte, tâchant de deviner : est-ce qu’il me charrie, là, oui ou non ?

Futé, le môme. Filons-lui quelques indices de plus : « Il a un vélo en bois de tilleul, aux roues enveloppées de velours… »

Eli exprime une perplexité : « Mais, comment ça se fait que moi, je l’aie encore jamais vu ?

– C’est qu’il ne passe que très tard, après minuit, quand toi, tu roupilles déjà à poings fermés…

– Alors, cette nuit, moi, je vais pas dormir ! » annonce Eli, les yeux étincelants.  « Et, il en distribue beaucoup, des lettres blanches comme ça ? » Pour sûr. Mais rien qu’aux gens qui ont des secrets. « C’est bon, mais si y a rien d’écrit sur l’enveloppe, comment va-t-il savoir à qui la porter ? » Pour une colle, c’en est une !

« C’est quee… » – bafouille Stéphane – « moi, j’ai jamais dit qu’y avait rien d’écrit sur l’enveloppe ! L’adresse est juste… peuh… écrite à l’encre sympathique ! » Du coup, Eli se met à battre des paupières, humant l’air : mystère ou mystification ? « Comment, tu sais pas ce que c’est !? C’est une encre invisible au pékin ordinaire. L’écriture n’apparaît que si, peuh… que si on lui souffle de l’air chaud dessus.

– Fais voir ! » Eli l’a déjà délesté de son enveloppe, soufflant là-dessus tout l’air de ses poumons. « Que dalle ! Pourquoi ça n’apparaît pas, dis ? Pourquoi ?

– Je crains que ce soit toi qui lui es pas très sympathique… – À qui ? – À l’encre. C’est bien pour ça qu’on l’appelle encre sympathique. Ça lui suffit pas qu’on souffle de l’air chaud par-dessus. Faut aussi qu’on lui soit sympathique. Sinon, y a pas une seule lettre qui apparaisse !

– Macké, pourtant, dit que suis sympathique ! » proteste le gamin. Qui-ça, Macké ? C’est son oncle, Macké le mécano. « Souffle là ! » ordonne Eli à Stéphane, lui fourrant l’enveloppe sous le nez. « À ton tour de souffler ! » Il est revenu à ce point où il laisse tomber le vous protocolaire en faveur de ce tu démocratique. L’architecte improvise, au pied levé : en fait, cette encre-là résiste mal à trop d’apparitions-disparitions, après quelque temps, elle se fatigue et disparaît pour de bon. C’est ce qu’a dû arriver à celle-ci, cet étourdi de facteur lui aura soufflé dessus encore et encore, histoire de se remémorer l’adresse, jusqu’à ce que, voilà, tout le texte s’en trouve effacé. Tant pis.

« Mais, pourquoi tu l’ouvres donc pas ? » s’étonne derechef Eli, lorsque l’architecte fait rentrer l’enveloppe dans la poche de son veston.

« Parce que c’est pas poli de lire ses lettres au beau milieu de la rue », fait Stéphane, aussitôt pris de fou rire. C’est qu’il vient de le dire précisément à la manière sentencieuse de Camélia. Eli le foudroie d’un œil soupçonneux :

« Tu te fous de moi, pas vrai ? Cette encre-là existe même pas ! »

Qu’à cela ne tienne, dans pareilles circonstances, Stéphane sait déployer un sérieux absolument convaincant : « Mais, bien sûr que si ! Juré craché ! Si tu me crois pas, interroge ton papa. Ou alors la Cam’rad’ M’tresse. » Voilà. Il vient d’invoquer les autorités suprêmes. Il y manque plus que Gigi, le chef des pyromanes.

« Et, cette encre-là », tâtonne Eli, « on pourrait l’acheter où ?

– Tu rigoles ? Les trucs sérieux, on peut les acheter nulle part, c’est pas fait pour le premier morveux qui passe ! Sinon, y aurait plus de secrets… » Eli l’approuve entièrement. Car, si les secrets n’existaient plus – ces trucs qu’on ne chuchote à l’oreille de son meilleur copain qu’après s’être assuré sous serment que ses lèvres resteront scellées –, eh ben, la vie serait plus du tout marrante. Se sentant désormais de pied ferme, Stéphane développe le sujet : « C’est une recette magique très ancienne. Les Babyloniens l’ont concoctée y a quatre mille ans. Alchimistes, magiciens et sorciers se la sont transmise de bouche à oreille. Y a jamais, dans le monde entier, plus de trois hommes à la fois qui connaissent cette formule secrète. Et l’un d’eux se trouve vivre dans notre ville, là, en ce moment. Son nom de code est Cenino Cenini.

– Et son nom pour de vrai ? », dresse Eli l’oreille.

« Navré, mais ça, j’ai pas le droit de te le dire ! J’ai juré de garder le secret, tu comprends ? » Eli hoche vivement la tête. « Au fait, son nom secret, j’avais pas davantage le droit de te le dire. Ça doit rester entre nous. Motus et bouche cousue, d’acc’ ? »

Eli est tout heureux d’entrer dans un tel secret.

« L’homme est maintenant très vieux », poursuit Stéphane. « Il doit avoir quatre-vingt-dix-neuf ans bien sonnés. Nul ne sait à qui il va léguer le secret.

– À toi, si ça se trouve », suppute Eli.

« Tu rigoles ? Quoique… sait-on jamais ? »

Une idée taraude Eli. « Tonton Gliga, tu pourrais vraiment pas m’en dégoter, dis ? Rien qu’un chouia, de quoi remplir mon stylo un bon coup… »

Stéphane se fait prier, pour la forme, invoquant les terribles difficultés de se procurer les mystérieux ingrédients. Il finit par le lui promettre, à une condition. Laquelle ? Qu’Eli, et toute la bande d’incendiaires, mettent un terme à leurs raids de piraterie postale. Eli accepte. Stéphane en est ravi. Dommage que Camélia ne fût plus là pour applaudir à ce succès pédagogique ! Bien qu’elle n’eût guère approuvé ses méthodes : t’as menti à cet enfant ! tu lui as bourré le crâne d’idées fausses ! espèce d’obscurantiste ! Stéphane fronce légèrement les sourcils. Et ta promesse, comment tu comptes la tenir ? Bah, y avait bien cette recette-là, à l’eau et à l’ammoniaque, je crois… à moins que ce fût de l’alun de potassium ?... Je vais faire appel aux lumières de mon copain Lica Ferox…

« Ça s’ra génial à l’école, cette encre-là ! » s’emballe Eli.

« Pour tes antisèches, hein ? » Mais Eli lui rit au nez. C’est vrai, à quoi bon pour lui, des antisèches ? Car, ne l’oublions pas, Eli est un enfant prodige ; un démon de malice, un voyou de première, mais prodige !

« Pour nos petits mots. Tu sais, on est là deux clans rivaux. Jeudi dernier, la Cam’ Rat’resse nous a tous fait changer de place. Elle nous a bousillé toute notre organisation. Et depuis, notre poste à nous, elle a du mal à passer. L’Ennemi interpec… intrecep… » Stéphane vole à son secours, lui soufflant le mot. « … c’est ça, il intercepte nos lettres et évente tous nos secrets. Mais si on l’avait, cette encre sympathique, alors waouw ! quand l’Ennemi verrait qu’on s’envoie que des pages blanches, sans rien d’écrit dessus, il en resterait bouche bée, et ferait un infarctus ! » (L’infarctus, c’est une expression de son paternel.)

« T’as quoi comme cours, aujourd’hui, Eli ? La gym ? » Déduction d’après le filet chargé des tennis et du survêt. « Dur-dur, tes cours ? » Le môme ne daigne même plus répondre à des questions à ce point idiotes.

« Et Christina, ça va ? Toujours à Brasov ? » Stéphane opine du chef. « Et, elle reviendra vraiment plus à notre école ? Plus jamais-jamais ?

– Ben non, je crains que non… », murmure Stéphane. Puis se mord les lèvres.

Ils sont arrivés à la hauteur du petit square du 30-Décembre. Ici, leurs chemins se séparent, bye-bye ! Eli tourne à droite, dans l’avenue de la République. Sur le chemin de l’école, il s’arrêtera pour récupérer Bogdan, son camarade des quatre cents coups. Stéphane soupire, soulagé. Moins d’une trentaine de pas plus loin, le gravier de l’allée déjà crisse derrière lui sous un trot bien familier.

« Tonton Stéphane » – Eli s’essouffle – « surtout n’oublie pas pour mon encre ! 

– Pas de souci, chef, c’est noté ! » le rassure Stéphane. L’encre toutefois semble plutôt un prétexte. Il ressort que la veille, Eli s’est brouillé avec le dénommé Bogdan, et que maintenant il n’a pas la moindre envie de patauger tout seul dans le bourbier de l’avenue de la République. Et il y a encore une autre raison :

« S’te plaaîît, raconte-moi l’histoire de la baleine et des renards argentés !

– Mais voyons, Eli, tu la connais déjà… Je te l’ai racontée pas plus tard qu’avant-hier !

– J’ai tout oublié ! »

Ça, c’est un mensonge. Parce qu’Eli (pour étrange que ça puisse paraître, cet hypocoristique ne vient ni de Daniel, ni de Gabriel, mais tout droit du noble nom d’Eliade), Eli est réellement un phénomène. Un enfant prodige, bien que, des fois, on se demande franchement s’il n’est pas prodige au sens négatif… Dès l’âge de quatre ans, ce môme fit preuve d’une mémoire phénoménale. Il retenait absolument tout ! Ses préférences allaient à la toponymie et aux appellations de médicaments. À cinq ans, quoique ne sachant pas encore lire, il connaissait déjà les titres de tous les bouquins de la bibliothèque familiale. Ayant remarqué son intérêt pour les disques, son père, grand mélomane, songea lui faire une éducation musicale. Or, à son désespoir, le môme apprit par cœur les titres des morceaux musicaux, les noms des compositeurs et des interprètes, mais se désintéressa totalement de la musique elle-même. Un été, à l’ombre acide du ventre badigeonné de la Dacia, assistant son oncle Macké, qui retapait l’isolation de la bagnole, il apprit en quelques heures seulement les noms de toutes les pièces d’une automobile. Puis il épata les vendeuses de la parfumerie où travaillait sa mère, en leur débitant les noms de certains produits cosmétiques et de certains ingrédients qu’elles-mêmes ne savaient pas par cœur. Ravis, ses parents s’empressèrent de l’inscrire à une maternelle à l’enseignement en allemand. Le môme potassa tous ces mots-là, consciencieusement, mais se refusa obstinément à la moindre conversation. La syntaxe ne l’intéressait guère. En dehors des substantifs, nul autre vocable n’avait d’intérêt pour lui.

« Je sais, arrêtez de m’interroger » – hurla-t-il un jour, et ce fut là sa déclaration de guerre à la langue allemande – « je sais, der Tisch égale la table, der Stuhl égale la chaise, die Katze égale le chat, der Hund égale le chien, das Fenster égale la fenêtre ! Ce que je comprends pas, c’est pourquoi je devrais apprendre deux façons différentes de dire le même truc ! ». Donc, ce n’est pas de nouveaux mots qu’Eli désirait, mais de nouveaux trucs. Et les trucs vraiment nouveaux se faisaient de plus en plus rares.

 L’instant où sa grand-mère tomba malade et s’alita signifia pour lui un réel bonheur. Il ne quittait plus son chevet de toute la journée, non pas pour s’occuper d’elle, mais pour apprendre les noms des médicaments qu’on lui administrait. Dès que la grand-mère alla mieux, il la tanna pour qu’elle lui lise les notices, mémorisant les noms des principes actifs, dosage, posologie, effets secondaires et contre-indications, et tout le toutim.

Survint ensuite sa visite historique à la pharmacie du quartier. Après avoir fini leurs emplettes, ses parents n’arrivèrent plus à le faire décoller des présentoirs remplis de médicaments. Il eut tôt fait de devenir la mascotte des pharmaciennes. Il se tenait derrière le comptoir, apportant, sans jamais se tromper, les médicaments précis sollicités par les clients. « Mais, comment fait-il pour les reconnaître, puisqu’il sait pas encore lire ? » s’émerveillaient les concernés. « Bof, à l’odeur », rétorquait Eli, excédé par ce tas de raseurs.

Sa toute première année scolaire ne manqua pas d’émotions. En deux heures seulement, Eli apprit l’alphabet ; en revanche, il lui fallut plusieurs mois de dur labeur pour apprendre à relier entre elles les lettres isolées afin d’en former des mots. Et, même après, le bien-fondé de telle opération semblait lui échapper. En calligraphie, en dessin et en math, c’était la cata.

Jusqu’à son âge actuel (il venait d’avoir huit ans), personne n’avait encore pu déceler si, en dehors de sa mémoire d’éléphant, Eli était aussi doté d’un cœur. C’était un môme agressif, violent, à l’imagination morbide. Dernière preuve en date : cette fixette pour ladite histoire de baleines et de renards argentés – un récit éthologique que Stéphane avait déniché dans une brochure illustrée (Dans des contrées lointaines, disait le titre traduit du russe), l’un de ces tomes de zoologie romancée par lesquels Camélia jugeait bon de commencer l’éducation scientifique de sa fille.

« J’ai tout oublié, juré craché… », répétait Eli.

« Toi, qui oublies jamais rien ? à d’autres ! Voyons un peu… quelle est la capitale de l’Islande ? »

Eli suspendit son regard en l’air, à l’endroit où l’île de glace en question était, peu ou prou, censée flotter. « Reykjavík ! » articula-t-il, en faisant grincer le j. Il le prononçait comme ça s’écrit. Stéphane s’était évertué en vain à le persuader qu’il y a aussi des noms qui s’écrivent d’une certaine manière, mais se prononcent d’une autre : Eli l’avait sanctionné d’un coup d’œil moqueur. Cette fois, il ajouta : « Mais, je te l’ai déjà dit, l’Europe, y en a marre ! Elle me soûle, l’Europe ! »

Stéphane inspira profondément. C’est toi qui l’auras voulu, petit malin ! « Alors, la capitale de l’Indonésie ? – Dj… Djakarta ! » répondit le gamin, du tac au tac. « Du Honduras ? – Tegucigalpa. – De la Mauritanie ? – Nouakchott. Tu les choisis vachement dures, hein ? – Du Belize ? – Belmopan. – Du Madagascar ? – Antananarivo.  – Du Swaziland ? – Mba… Mbabane.  – Du Suriname ? – Paramaribo ? – De la Haute-Volta ? »

La rafale de réponses impeccables cessa net. « C’est quoi, ça ? » gronda Eli, avec un mélange de méfiance et de mépris. Sa frimousse est éloquente. Elle dit quelque chose du style : « Ce pays-là existe même pas ! Tu cherches à m’embrouiller avec des noms bidon, mais ça marchera pas avec moi ! »

« Navré » – finit par piger l’architecte – « celle-là, elle a changé de nom ! ». La Haute-Volta a changé de nom, et notre Eli ne carbure qu’à l’édition la plus récente de l’atlas de géographie ! « Comment que ça s’appelle, là ? » Ce n’est pas la première fois qu’il sèche de la sorte. La toute première fois, c’était il y a un an, quand ils s’étaient chamaillés au sujet des États voisins du Nigéria. En fin de compte, il était apparu, atlas à l’appui, que c’est Eliade qui avait raison : Stéphane ayant simplement confondu Nigéria et Niger. Il s’en était senti humilié. Depuis, malgré ses efforts de se remettre à jour en matière de géographie, et malgré une prudence qui désormais lui faisait poser uniquement des questions sur des points sur lesquels il s’était documenté la veille, les déconvenues du même genre s’étaient enchaînées. Dorénavant, en pareilles situations, Stéphane préférait admettre d’emblée son ignorance, afin de s’épargner des scènes infiniment plus pénibles.

Eli tenta de l’aider : « C’est où, ça ? En Asie ?

– Non. En Afrique. Quelque part au sud du Mali.

– Au sud… c’est-à-dire… ? » Chose étrange, Eli ne connaissait pas les points cardinaux, mais juste les notions de haut et de bas, de gauche et de droite.

« En bas » – lui traduit Stéphane – « au-dessous du Mali.

– Ah bon ? Alors, c’est le Burkina Faso ! » Mais oui, c’était bien ça ! « Capitale : Ouagadougou ! » glousse Eli. « Ça vous met la langue en tire-bouchon ! » Stéphane cependant ne le laisse pas souffler, il revient à la charge, dans l’espoir de prendre sa revanche :

« Quels sont les États voisins du Zimbabwe ? » Là, il se sent fort sur ses positions. Il a étudié la veille le problème.

Eli s’arrête au beau milieu d’une flaque d’eau. Il retire ses mains de ses poches. Un coup de vent, alors, gonfle son ciré qui claque, on dirait le petit foc, la voile de proue. Son capuchon porte le logo K-WAY. Key-Way, article d’importation. La voie K. Ou alors la voie de K. ? Tel qu’il reste campé là, droit dans ses bottes jaune coing, flottant dans ce ciré couleur citron, trop large pour lui, avec son cartable orange sur lequel les deux catadioptres flamboient comme les yeux des démons de l’enfer, Eli est sans conteste l’objet le plus coloré de toute cette rue grise. Sinon de toute cette ville, va savoir.

Les yeux du gamin se promènent, fébriles, de haut en bas, comme si, devant lui, une véritable carte pendait dans l’air blafard du matin.

« Euuh… » C’est l’euuh qu’il emploie pour temporiser ses réponses. Il balance, il a trouvé ! Sa main gauche suit un contour dans les airs, tandis qu’il énumère : « Tout en haut, y a la Zambie. À droite, le Mozambique-bourrique. En bas, y a un p’tit bout de l’Afrique du Sud. À gauche, le Bots… le Botswana et la queue de la Namibie, on dirait une louche, cette Namibie, n’est-ce pas ?

– Bravo ! Tu vois bien, espèce de p’tit malin, que t’as rien oublié du tout ! Viens pas me raconter après ça que t’as oublié mon histoire !

– Mais si, celle-là, je l’ai oubliée, na ! » Et, empoignant résolument les sangles de son cartable, Eli redémarre en trombe. Si la carte qu’il vient juste de consulter était toujours déroulée devant lui, sa poitrine en déchirerait la toile à peu près au niveau de la faille de San Andreas. Mais la carte s’est déjà évanouie tel un brouillard, laissant Eli reprendre son trot-trot sautillant, avec son cartable qui tinte dans son dos comme s’il était bourré de cailloux lunaires.

« Tu veux peut-être que j’aille au repêchage ? » gémit le môme, à vous fendre le cœur. « Qu’on me mette un quatre sur dix ? C’est qu’aujourd’hui c’était jour de rédaction, et que moi, je voulais écrire sur les baleines et les renards argentés…

– Et, quel était le titre exact de cette rédaction ?

– Euuuh… L’automne est arrivé. »

Stéphane, conquis, éclate de rire. Rien que pour cette dernière énormité, le môme mérite de la ravoir, son histoire. L’adulte aspire une bouffée de l’air vif, fermenté de l’automne et commence, solennel : « Lorsque les effroyables tempêtes arctiques rejettent sur le rivage une baleine morte…

– Mais, où est-ce que ça se passe au juste ? » l’interrompt Eli. Sacré Eli, intraitable sur le rituel, il a failli l’oublier. Lieu, temps, personnages. Exposé. Eli n’admet pas la moindre entorse au scénario initial.

« Là-haut, dans le Grand Nord soviétique, à savoir dans les îles du Commandeur. Dans le détroit de Béring. À propos : qu’est-ce qui s’y trouve du côté gauche ?

– L’Alaska. Qui, elle, appartient aux U.S.A.

– O. K. Eh ben, lorsque les tempêtes arctiques rejettent sur le rivage une balei…

– Minute ! Fallait d’abord me dire ce qu’y faisaient les renards ! »

Stéphane est agacé par cette nouvelle interruption. « Que voudrais-tu qu’ils fabriquent, si tu me laisses même pas le temps de te ramener sur la berge cette foutue baleine !?

– Mais, pas là-bas, voyons ! Ce qu’ils faisaient sous les maisons… » Stéphane ne voit toujours pas. « Et aux chats… » lui souffle le môme. Ça y est ! là, il a pigé !

« Ah oui ! Autrefois, les renards argentés creusaient leurs tanières sous le plancher des maisons. Les gens pouvaient plus dormir à cause d’eux – toute la nuit, ils arrêtaient pas de gratter, de grogner, de se bagarrer avec les chats…

– Là, c’est bon ! » approuve Eli, satisfait. Tu peux y aller !

« Lorsque la tempête rejetait sur le rivage quelque baleine morte, tous les renards de la toundra se ruaient affolés par la gourmandise vers cette montagne de chair grasse et appétissante. À force de se goinfrer de la chair de la baleine, et à force d’y trifouiller à la recherche d’un meilleur morceau, ils en arrivaient à se creuser de profondes tanières dans la carcasse du monstre. Ils se plaisaient là-dedans. Plus besoin de courir la toundra pour se chercher la nourriture et un abri. Là-dedans, ils avaient à la fois le gîte et le couvert. Ils y étaient à l’aise, et heureux. Ils n’y manquaient de rien. Mais, avec le redoux, les renards étaient contraints d’abandonner leurs tanières creusées dans cette gigantesque charogne, qui commençait de s’avarier.

– Et puis… ? », Eli frissonna pour de vrai.

« Tous ces renards mouraient. Ils mouraient de froid. Leur joli pelage duveteux, désormais, était tout englué de graisse de baleine. À cause de cette graisse qui l’encrassait, leur joli pelage leur collait aux flancs, n’arrivant plus à gonfler, et donc cessant de les isoler des rigueurs du printemps arctique.

– Et, ils en mouraient tous ? », pleurniche Eli.

« Si, tous. »

Ils se taisent tous les deux. Une voiture passe. Une gerbe d’eau boueuse les éclabousse de la tête aux pieds, mais Eliade ne pipe mot. Stéphane, lui, qui a pu esquiver à temps, se sent tenu de renchérir :

« Si les chasseurs tombaient sur une de ces baleines, ils délogeaient les renards de leurs tanières, puis y mettaient le feu. La graisse de baleine flambe super bien. » Ça aussi c’est une vengeance.

« Mais, ces renards-là, ils mouraient pas aussi de froid ? » Ben si, lui confirme tacitement l’architecte. « Alors, les chasseurs, pourquoi qu’ils les délogeaient de là ?

– Sais pas. Peut-être s’imaginaient-ils les sauver comme ça.

– Sauf qu’ils les sauvaient pas… » Ben non, soupire Stéphane. « Même qu’ils en mouraient encore plus vite… » Tu parles d’une histoire éducative ! Espérons qu’il y aura plus d’autres questions !... Espère, mon pépère. « Quand ils bouffent la baleine » – fait Eli, levant vers lui un visage limpide d’où la dernière trace de tristesse s’est déjà envolée – « les renards commencent-ils par lui croquer les yeux ? ». Ah ! cette fichue imagination morbide dont Eli épouvante ses parents !

« Sais pas. Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

– Parce que c’est ça que les rats ont fait au matou. » Cette phrase : comme un pincement au cœur. Stéphane s’arrête pile. Le môme, lui, trottine derechef, dans ses bottes jaunes.

« Quel matou… ? », bredouille l’adulte.

Eli fait une halte stratégique. Il a quelque peu vendu la mèche, alors, autant que ça lui rapporte. « Si je te le dis… toi… tu me donnes un truc ! » Quoi donc ? « Comment ça, quoi ? Ce que tu m’as mis de côté : chewing-gum, bonbons, timbres… » Comme Stéphane lui explique, peiné, que, sans blague, là, il a oublié de lui mettre quoi que ce soit de côté, le visage du petit Eliade devient sinistre. Et il décide de lui déballer ça tout cru :

« Y s’agit de ton matou ! Ça fait trois jours qu’il est là-dessous, dans les égouts. À peine si je l’ai reconnu. À sa queue et à son plastron. Pour le reste… Les rats ont commencé par les yeux et les oreilles… » Horreur ! Ce soyeux, cet astucieux, ce teigneux Ma Tou You ! Quel sort affreux ! Bien que désormais l’affligé à consoler fût Stéphane, c’est encore Eli le sans-cœur qui lui miaule dans l’oreille : « Allez, prends-moi dans tes bras ! »

Stéphane lui jette un regard ahuri. Qu’est-ce qui lui prend, là ? Or Eli, d’un geste muet, lui signale une mare balèze qui bouche littéralement le carrefour. Les pierres prévues pour la traversée sont disposées à des intervalles de géant pour un bonhomme tel que notre Eliade. « Et tes bottes ? » fait Stéphane. « Elles sont nazes… », renifle le gamin. « Et moi, j’ai peur… les gars, ils disent que là-dedans, dans cette grosse flaque, y a un monstre, un flaquosaure !

– Un flaquosaure, tu m’en diras tant ! » ahane Stéphane, hissant le mouflet sur ses épaules. Pas si facile de rebondir d’une pierre l’autre avec ce fardeau sur son échine, le pied glisse à chaque pas, le miroir d’eau caca d’oie vous guette et qui sait quels trous il peut bien dissimuler, car toute cette zone-là n’est qu’un gruyère, même qu’on y a découvert plusieurs obus qui n’avaient pas explosé. De-ci, de-là, tel un gracieux patinosaure, de-là, de-ci, telle une alucite voltigeant de pierre en pierre, faisant la nique au flaquosaure, ainsi parvient l’architecte de l’autre côté.

 

Extrait du roman Coaja lucrurilor sau Dansînd cu Jupuita, éditions Polirom, 2010 (3ème éd.), pp. 63-74.

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  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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Parutions récentes :
•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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... des traducteurs invités

Faustine Vega

L'ATLR, c'est quoi?

L'Association des traducteurs de littérature roumaine (loi 1901) a été fondée à Paris en décembre 2006.  Son objet est de favoriser la diffusion de la littérature roumaine en langue française par tout moyen.  Son siège social est situé à  l'Institut Culturel Roumain de Paris.sigle atlr

L'ATLR a organisé en avril 2008 à Paris les Premières rencontres internationales de traducteurs de littérature roumaine. Ces deux journées d'ateliers ont réuni 17 traducteurs littéraires de 18 pays.

La revue Seine&Danube, nouvelle série, a vu le jour en janvier 2010. Deux numéros ont paru sous la houlette de Nicolas Cavaillès, son premier rédacteur en chef.

Seine&Danube est le résultat du travail de tous les membres de l'association.

Président : Dumitru Tsepeneag

Secrétaire : Laure Hinckel

Trésorière: Mirella Patureau