Le jeune Eugen Ionescu est un livre nécessaire, un livre attendu. Par tous ceux qui aiment le théâtre d’Eugène Ionesco et voudraient connaître mieux une personnalité qui, au-delà de la littérature, s’est impliquée avec autant de fermeté dans les débats de son temps. Par ceux, surtout, universitaires et chercheurs qui, partout dans le monde, consacrent tous les ans des travaux importants à l’œuvre d’un auteur ayant commencé sa carrière dans une langue de circulation restreinte, ce qui les prive de références et de documents essentiels pour comprendre et expliquer la formation d’un des auteurs les plus prestigieux du XXe siècle.
L’étude d’Eugène Simion est le seul ouvrage d’une telle envergure à même de répondre aux attentes des uns et des autres.
Riche d’une documentation accessible uniquement à ceux qui connaissent le roumain, et qui a été longtemps ignorée à cause de la fermeture du pays, le discours d’Eugène Simion est à la fois limpide et compétent, ayant la grâce des grands stylistes de la critique et le charme particulier d’un esprit chaleureux et ironique. (V.T.)
I. La littérature et la lumière du premier jour
« Je c’est moi ». Confessions d’un auteur qui déteste se confesser. Premier paradoxe
A quatre ans, Eugène Ionesco découvre la mort et comprend que le monde peut se passer de lui. A cinq, il commence à lire et à sept il commet le péché originaire : il se regarde dans une glace et constate qu’il est différent des autres. Terrible rupture. Le sentiment d’une irrémédiable altérité. Condamné à l’anormalité. Il sait tout déjà. Depuis, il n’a rien appris de plus, du moins en ce qui concerne la vie, la mort, le destin. Les jeux sont faits : l’enfant appréhende ce que la vie d’adulte confirme : « nous venons au monde, nous vivons et puis nous mourrons sans savoir ce qu’est exister, ni ne pas exister. » A neuf ans, Ionesco veut déjà écrire ses mémoires. Il note ses impressions, ses souvenirs. Puis il abandonne le cahier destiné à recevoir ses confessions significatives.
Que voulait-il consigner par écrit ce très jeune auteur ? Il répond cinquante ans plus tard : « Me raconter? Mais je ne m´aimais pas depuis que je m´étais vu et depuis que j´avais compris ma séparation, depuis cette rupture, le péché fondamental de ne pas être comme les autres, de ne pas être les autres. C´est justement pour cela que je voulais parler de moi, sans doute parce que je n´étais pas comme les autres, parce que j´étais anormal, parce que j´étais monstrueux. En trois ou quatre ans, depuis la première révélation de mon être particulier, je m´étais habitué, plus ou moins à moi-même, mais pas tout à fait... »
Explication typiquement ionescienne : il se confesse pour être sûr qu’il déteste de le faire. Une dialectique de la contradiction où ce qui est dit doit aussitôt assumer sa propre négation.
Une indication particulièrement significative se dégage des révélations que l’auteur nous fait à soixante ans à propos de ce qu’il ressentait à quatre, cinq, sept et dix ans : pour lui la littérature ne commence pas avec les contes de fées ou la poésie, mais avec les Mémoires. A la différence d’autres enfants dont le souhait est d’affabuler, le sien est de se confesser. Au moment où il découvre, ébloui, son altérité, ce qu’il veut, c’est d’en témoigner. C’est ce qui le pousse vers la littérature, sans se faire d’ailleurs aucune illusion : elle est impuissante, incapable de dissiper l’angoisse dont il a été saisi au moment où il a découvert l’existence de la mort ; elle ne peut pas le réconcilier avec le monde extérieur ni avec lui-même, ce qui est autrement grave. Du coup l’écriture devient le moyen de dénoncer ce qu’elle ne peut pas faire : concevoir l’inconcevable, dire l’indicible, affirmer enfin que parler/écrire ne sert à rien et qu’apprendre à se taire est une immense victoire. Il n’en reste pas moins que l’on ne peut célébrer les bienfaits du silence qu’en parlant…
Contradiction inévitable, éternel sophisme, négation qui revendique le statut d’une affirmation irréfutable… Ionesco plonge sans hésiter dans l’univers des rapports impossibles. Il les cherche, les provoque, sa pensée ne peut concevoir une opportunité sans aussitôt prouver qu’elle n’en est pas une, elle ne peut imaginer une chose sans son revers. Pour lui, la connaissance commence là où s’arrête le possible, l’acceptable, le vraisemblable. Au point qu’il semble jauger la profondeur d’une idée d’après le nombre d’impossibilités suscitées. Le drame de l’intelligence humaine est celui d’une confrontation avec un absurde d’une parfaite normalité. Ce dont témoigne parfaitement son théâtre. Ses Mémoires aussi, rédigés non pas à dix ans mais bien plus tard. Encore que mémoires est un terme peu approprié en ce qui le concerne. Eugène Ionesco n’est pas le témoin d’une époque. Il ne parvient pas à se tenir coi derrière les événements. Il ne les relate pas, comme le font les mémorialistes, et il n’a aucune envie de nous présenter les personnages illustres qu’il a croisés. Il ne « raconte » pas sa vie non plus. Mais s’arrange bine pour qu’il ne soit question que d’elle. La Photo du colonel (le chapitre Printemps 1939), Journal en miettes, Présent, passé/Passé, présent, Découvertes, Antidotes, Un homme en question, ses très nombreux entretiens regorgent d’un « je » ionescien qui « se pense », celui-là même que l’on retrouve dans les essais et jusque dans des souvenirs éparpillés, un « je » qui ne se décide pas à se séparer d’un « moi » inquiet et fécond. Il est difficile d’introduire ce genre de confession dans une des catégories de la narration. Ce n’est pas le journal gidien, ce n’est pas non plus le discours des Mots de Sartre. Aucun rapport avec les Antimémoires de Malraux. D’ailleurs Eugène Ionesco ne veut pas écrire un traité sur l’existence. A la manière de Rousseau, il parle de lui-même, mais sans raconter sa vie qu’il estime dépourvue d’exemplarité, sans rien d’exceptionnel. Des références biographiques précises, des souvenirs et des portraits existent partout dans Journal en miettes, dans Découvertes…, mais dans un ordre et sous une forme qui font disparaître toute possibilité d’identification.
Les premières pages de journal publiées par Eugène Ionesco en 1962 : Printemps 1939 ont pour sous-titre : « Débris du souvenir ». Le Journal de 1967 est « en miettes ». Indications significatives. Débris, miettes d’une histoire (d’une existence) que la narration ne veut ou ne peut pas reconstituer dans sa totalité. Existe-t-il pourtant dans ces confessions un passé, une vie, une chronologie, un inventaire d’événements susceptible de tracer le destin d’un individu ? On peut en douter dans la mesure où l’histoire n’existe que si celui qui la pense est en train de la vivre, si le passé reste ouvert, accroché à une chronologie fluctuante mettant en scène des faits qui émergent à la surface d’une mémoire refusant de les ordonner, leur permettant de disparaître aussi incongrument qu’elles étaient apparues. Pire, elle reprend inlassablement les choses du début : l’autrefois n’a aucune consistance, il déborde sur le présent au point que les peurs et les éblouissements de l’âge de sept ans existent en tant que tels, revécus, toujours aussi frais, lorsqu’on les couche sur le papier trente (Printemps 1939) ou soixante années plus tard (Présent, passé).
Ce qui veut dire que dans le cas d’Eugène Ionesco il n’y a pas de contrat, un quelconque pacte autobiographique ou alors, s’il y en a un quand même, celui-ci ne peut être rapporté à aucun modèle connu. L’auteur nous fait savoir, pour commencer, que je suis un autre, modifiant quelque peu la célèbre proposition de Rimbaud qui mettait le verbe à la troisième personne. Nous constatons ensuite que je n’est pas du tout un autre : il est toujours obstinément lui-même, et l’auteur s’empresse de le confirmer deux lignes plus bas, sans être gêné par cette contradiction : « Je c’est moi… », écrit-il péremptoirement. Le plus étrange c’est qu’Eugène Ionesco dit toujours la vérité. Il a raison dans tous les cas de figure, même et surtout lorsqu’il se contredit. Dès l’instant où celui qui vit cette contradiction est lui-même et pas un autre, pris quoi qu’il fasse dans ce malheureux embrouillamini, nous ne pouvons pas lui reprocher de dire ce qu’il dit. Je est constamment un autre, mais cet « autre », victime d’un mécanisme plus autoritaire et plus dramatique aussi, se retrouve englobé dans un « moi » différent et dominateur, irréductible et d’une plus ample fertilité. Je ne fais là qu’expliciter l’image proposée par Eugène Ionesco lui-même, préciser la place que l’auteur s’attribue dans le texte et le régime qu’il s’octroie. L’auteur existe, il n’y a pas de doute : derrière ses innombrables masques, dans toutes les situations possibles, baigné par la lumière fraîche de l’enfance ou en proie aux désespoirs les plus confus, il est là, lui, Ionesco, celui qui pense être un autre sans pouvoir l’être vraiment, celui qui visite constamment (nous le verrons bientôt) un passé lointain d’où il ne rapporte que des miettes, des débris d’une histoire qui est la sienne pour de bon mais qui ne lui offre que des fragments. Est-ce suffisant pour se faire une idée de sa vie, suffisant pour avoir ce que certains, plus sûrs d’eux-mêmes et de leur histoire, nomment une vision du passé ? Pas du tout ! Les miettes ne parviennent jamais à construire un tout, les fragments maintes fois repris n’augmentent nullement le capital de certitudes. Dans ses notices subjectives, Eugène Ionesco est et il n’est pas, ou, plus exactement, demain il ne sera plus ce qu’il est aujourd’hui. Pour lui, la métamorphose ne pervertit pas uniquement les choses extérieures (un thème que la littérature assume aisément) : elle est avant tout un mouvement intérieur de l’être, elle est tout simplement une question d’existence…
3. L’enfance, un espace de sécurité
Il existe un espace et il existe un temps où l’univers est beau et l’existence une joie perpétuelle, un monde où tout est pur : l’enfance. Pour Eugène Ionesco, c’est le paradis. Le seul. Hélas, nous en sommes chassés trop vite et irrémédiablement. Chaque individu vit à sa façon l’expérience d’Eve et d’Adam. Eugène Ionesco l’a vécu à quatre ans, au moment où il a découvert la périssabilité des êtres et des choses. C’est la fin de l’innocence. Les portes du paradis se sont refermées derrière lui. L’art seul lui permet de pénétrer à nouveau dans cet espace où l’homme semble échapper à la solitude.
Encore faudrait-il que les solutions qu’il lui apporte puissent le satisfaire, du moins l’apaiser. Est-ce le cas ? A peine commencé, son journal (Printemps 1939) évoque les « lieux de l’enfance ». Il s’agit du premier retour (le premier du moins dont l’auteur veut bien parler) à La Chapelle-Anthenaise, son paradis. Il y a passé son enfance. Là, les hommes et les choses avaient un sens, et il en était heureux. « Petit, j’étais beau », note Ionesco ! enfin, le narrateur. Mais déjà l’imparfait sonne comme un avertissement. Il « était beau », mais ensuite ? Où est-elle passée, cette beauté ? et où l’enchantement ? Eugène Ionesco s’empresse de nous le dire pour couper court aux illusions. La beauté et l’enchantement sont derrière nous, dans une saison lointaine, dans cet espace miraculeux où chacun voudrait revenir. Hélas, il nous est impossible d’y accéder sans traîner avec nous, collé à nous, fondu en nous un présent qui nous empêche de revivre nos souvenirs : mêlés au présent, les souvenirs volent en mille éclats qui se répandent dans tous les sens.
Malraux ignore l’enfance, Sartre la déteste. Pour Cioran en échange, le plus pessimiste moraliste européen du XXe siècle, l’enfance est la saison la plus heureuse de l’existence, la seule où il pouvait se prendre vraiment pour le « Maître de la création ». Ionesco, lui, l’adore littéralement. Ses œuvres de fiction et ses journaux regorgent de lieux, de mythes et de lueurs venus de son enfance. Enfance et lumière sont deux thèmes essentiels de sa littérature, réunis par un rapport de cause à effet, et qui, ensemble, conduisent vers un symbole plus profond, celui du salut. Il existe heureusement un lieu où l’homme seul et découragé par l’existence peut retrouver la plénitude de l’être et le miracle de l’univers. C’est le nid (le terme existe en tant que tel dans les textes) où l’esprit, épuise par l’effort continuel de fuir la mort, revient pour se ressourcer. C’est le lieu primordial, sacré, l’espace désangoissé où tout ce qui existe a une raison d’être et vit en harmonie avec soi-même. L’écriture d’Eugène Ionesco retrouve l’état de grâce dès qu’elle s’en approche. Ses phrases frissonnent, un jour nouveau éclaire les mots, le pouls des propositions s’accélère. Il faudrait trop d’espace pour citer les passages qui témoignent de cette façon confiante dont le miracle de l’enfance investit la littérature. Quelques exemples quand même : « Il y a l´âge d´or : c´est l´âge de l´enfance, de l´ignorance; dès que l´on sait que l´on va mourir, l´enfance est terminée. [...] En dehors de l´enfance et de l´oubli, il n´y a que la grâce qui puisse vous consoler d´exister ou qui puisse vous donner la plénitude, le ciel sur la terre et dans le cœur. [...] Comment peut-on vivre sans la grâce? On vit, cependant… » Plus loin : « L´enfance c´est le monde du miracle ou du merveilleux: c´est comme si la création surgissait, lumineuse, de la nuit, toute neuve et toute fraîche, et tout étonnante. Il n´y a plus d´enfance à partir du moment où les choses ne sont plus étonnantes. [...] Le monde de la féerie, le merveilleux se fait banalité, cliché. C´est bien cela le paradis, le monde du premier jour. Être chassé de l´enfance, c´est être chassé du paradis, c´est être adulte. On garde le souvenir, la nostalgie d´un présent, d´une présence, d´une plénitude que l´on essaie de retrouver par tous les moyens… »
Le passage est repris tel quel dans Présent, passé… Dans Entretiens la Chapelle-Anthenaise est « un lieu de la désangoisse » : l’enfance semble l’espace privilégié où l’on se sent en sécurité. Dans Découvertes Ionesco confie que s’il fait de la littérature c’est « pour parler de cette lumière, [...] d´un étonnement plus fort que l´angoisse… » Il reprend l’idée quelques pages plus loin avec le pathétisme d’une âme désespérée : « Je ne puis partir d´un début, d´une aurore, d´une enfance, pour arriver à quelque chose d´autre, à une fin. D´ailleurs je ne le veux pas, d´ailleurs je ne le désire pas, d´ailleurs cela ne m´intéresse plus. Ce qui m´intéresse, c´est le germe. Voilà pourquoi je reviens toujours, en retournant sur mes pas, au commencement des commencements. [...] Pour moi, la sérénité n´appartient pas à la maturité. Pour moi, elle appartient à l´extrême jeunesse, à l´enfance. Acceptation avec joie de l´être de l´existence. (nous soulignons, ES) J’arrête ici la série des exemples que l’on pourrait prolonger avec d’autres, tirés d’Antidotes ou d’Un homme en question où différents symboles et thèmes s’entrecroisent et s’épaulent pour traverser sans trop de dommages l’inépuisable royaume de l’anxiété. La lumière et l’enfance ne sont jamais détachées des autres thèmes de l’existence ou de la littérature dont on peut citer, pêle-mêle : la vie comme labyrinthe, l’enfer intérieur, la condition insupportable de l’homme, la mort, l’Histoire et la liberté par rapport à l’Histoire, la science et son impuissance, le cauchemar de l’existence et les moyens de s’y soustraire.
La notion de thème doit néanmoins être entendue dans un sens particulier. Eugène Ionesco ne veut pas faire de la littérature, du moins dans ses confessions. Il vit les thèmes de la littérature en se pensant lui-même, en méditant son existence. Dans ce système de rapports touffu et compliqué, nous devons l’imaginer à mille lieues de la prudence et des épouvantes proustiennes. Ionesco ne sépare pas avec autant de rigueur l’existence de la création. Lui aussi déteste les biographes (« concierges de l’histoire littéraire »), mais il ne cache pas que le point de départ de sa littérature c’est sa propre vie dont nous ignorons jusqu’à quel point ses journaux, en dépit du sentiment d’authenticité qu’ils nous communiquent, sont un compte rendu fiable dans la mesure où ils se présentent, eux aussi, comme des œuvres littéraires, des créations à part entière.
Ce n’est pas le seul point de vue à contre-courant d’Eugène Ionesco. Opposé par vocation à tout ce qui, en se figeant, limite la liberté de l’esprit, son attitude ne change pas lorsqu’il est question de sa littérature autobiographique. Rejetant avec Flaubert les idées reçues, il est tout aussi farouchement opposé aux idées novatrices dans la mesure où elles risquent de devenir dominantes. Bref, quand tout le monde va d’un côté, Ionesco va de l’autre et il n’attend pas qu’une idée s’installe pour s’en détacher. Au moment où l’ensemble de l’intelligentzia française courtise la jeunesse contestataire, Ionesco déclare que « la révolte des jeunes n’a aucune légitimité… » Que peut-on attendre d’un esprit tellement imprévisible ? Rien d’autre que de le voir exprimer avec une extrême franchise ce qu’il pense, essentiel pour un créateur, de se montrer tel qu’il est sans pudeur et sans honte, et de gémir autant que la littérature le lui permet, déplorant la condition misérable de l’homme, victime de l’Histoire, certes, mais surtout d’une mauvaise posture métaphysique, s’empresse-t-il d’ajouter.
« Quand j’évoque mes jeunes années dans les Carpates, il me faut faire un effort pour ne pas pleurer. C’est très simple : je ne puis imaginer qu’il y ait quelqu’un dont l’enfance puisse se comparer à la mienne. Le ciel et la terre m’appartenaient, littéralement. Même mes appréhensions étaient heureuses. Je me levais et je me couchais en Maître de la Création. » Cahiers, 1957-1972, Gallimard 1977, 21 décembre 1962, p. 137.
Les citations se rapportent aux éditions suivantes : La Photo du colonel, Gallimard, 1962 ; Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Pierre Belfond, 1966 ; Journal en miettes, Mercure de France, 1967 ; Présent, passé/Passé, présent, Mercure de France, 1968 ; Découvertes, Skira, 1969 ; Antidotes, Gallimard, 1977 ; Un homme en question, Gallimard, 1979.