Drame en trois actes, à six personnages (trois hommes et trois femmes), Le Pardon raconte l’impossible histoire d’amour de Georges et de Lia, marquée par un premier drame, politique et intime, alors qu’ils étaient étudiants : quand la pièce commence, une quinzaine d’années plus tard, Lia retrouve Georges dans une étrange et profonde solitude, caractérisée par un rapport morbide au temps, qu’elle voudrait réparer, elle, et, qu’il veut, lui, accélérer.
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Extrait
Acte II
[…]
LIA (les mains sur les tempes, terrifiée) : Je ne comprends rien, Georges, tu me fais peur. Je sens que je deviens folle.
GEORGES : Pourquoi deviendrais-tu folle ?
LIA : Parce que je ne comprends pas.
GEORGES : Tu ne comprendras probablement jamais. (Triste.) Tout me paraît extrêmement simple, mais toi tu ne saisis pas. Dès que tu as entendu le mot, tu as pris peur. Pourquoi ? Il s’agit d’un accélérateur. Qu’est-ce que tu comprends par accélérateur ?
LIA (intimidée) : Un accélérateur, c’est quelque chose qui accélère autre chose, non ? Un dispositif mécanique.
GEORGES : Parfait. Tu as compris l’essentiel. Maintenant imagine-toi un dispositif psychique qui accélère un état psychique. Tu comprends ?
LIA : Non.
GEORGES : Écoute bien. Toi, à l’heure actuelle, tu vis dans un rythme qui concorde parfaitement avec celui de l’écoulement du temps objectif, n’est-ce pas ? Pendant vingt-quatre heures objectives, tu vis vingt-quatre heures subjectives. Qu’est-ce qui se passerait si tu accélérais le rythme de ton temps subjectif ?
LIA : Je ne sais pas.
GEORGES : Réfléchis un peu. Pose-toi la question : qu’est-ce qui se passerait si ton temps individuel était dix fois plus rapide que le temps ordinaire tel que le perçoivent les autres êtres doués de raison ?
LIA : Je ne me suis jamais posé une question pareille.
GEORGES : Je sais que tu ne te l’es jamais posée, mais je t’y oblige maintenant. Tu manques donc tellement d’imagination ?
LIA (humble) : Georges, s’il te plaît, raconte d’abord tout, toi, et ensuite, si tu y tiens, tu me poseras des questions. Raconte-moi tout et je te dirai après si j’ai compris ou non. Dis-moi d’abord dans quelles circonstances cette idée t’est venue. Il s’agissait d’une expérience personnelle ?
GEORGES : Oui. L’idée m’est venue non pas par inspiration, mais comme solution à un problème vital, concret. Tu veux que je te raconte les circonstances ?
LIA : Oui, ce serait mieux comme ça.
GEORGES : D’accord. En 1952 j’étais étudiant en Agronomie…
LIA : Oui, je sais.
GEORGES (désagréablement surpris) : Comment tu le sais ?
LIA : J’y étais aussi, souviens-toi.
GEORGES (dérouté) : Alors tu dois savoir ce qui m’est arrivé.
LIA : Je sais.
GEORGES : Tu sais que j’ai été arrêté. Et après ?
LIA : Après, je ne sais plus rien. J’avais entendu qu’on t’avait libéré assez vite.
GEORGES : Oui, parce que j’étais innocent.
LIA : Je sais que tu étais innocent. Mais quel rapport avec l’accélérateur ?
GEORGES : L’idée de l’accélérateur m’est venue après ma libération, comme une conséquence de la situation absurde dans laquelle je me trouvais.
LIA : Quelle situation ? Raconte-moi.
GEORGES : Mais tu jures que tu ne me feras aucun mal ?
LIA : Quel mal je pourrais te faire ?
GEORGES : Eh bien, parler à d’autres de ce que je te raconte maintenant. Non pas que j’aie peur. C’est seulement que je ne veux pas manquer à ma parole devant ceux qui m’ont demandé de ne rien raconter. Je ne veux pas les décevoir.
LIA : Georges, ne perds pas de temps. Dis-moi la suite. Je ne raconterai rien à personne.
GEORGES (s’approchant d’elle) : Lia, écoute-moi. Au printemps 1952, j’ai été appelé un matin chez le doyen. Dans son bureau, il y avait deux citoyens inconnus, mais très polis, qui m’ont prié de les suivre.
LIA (désespérée de voir qu’il ne se souvient plus) : Mais Georges, j’étais là, moi aussi. Comment peux-tu ne pas te souvenir ? Je t’ai demandé ta carte de l’Union de la Jeunesse Ouvrière, tu l’as sortie de ta poche et tu me l’as tendue, puis tu m’as longuement regardée, comme pour me demander des explications… Tu ne te souviens pas ?
GEORGES : Non. J’étais probablement très ému. Je te raconte la suite. Je suis parti avec eux, ils m’ont emmené quelque part. Je ne sais pas où exactement. Ils m’y ont emmené et ils m’y ont laissé.
LIA : Comment ça, laissé ? Sans rien te dire ?
GEORGES : Absolument rien. Lorsque le gardien m’a apporté à manger, je lui ai demandé : « Excusez-moi, sauriez-vous pourquoi j’ai été amené ici ? » Il m’a répondu qu’il ne savait rien. Une semaine a passé, puis deux, et personne ne venait me dire quoi que ce soit. J’ai à nouveau demandé au gardien : « Excusez-moi, je crois qu’il s’agit d’un malentendu, je suis innocent. Quand viendra-t-on discuter avec moi ?… » « Le moment venu », m’a-t-il répondu, et il est parti.
LIA : Et puis ? Qu’est-ce que tu as fait ?
GEORGES : Rien. Je sifflotais, je récitais des vers, je chantais. En fait je me sentais bien. Au bout d’un certain temps, je ne sais pas combien de temps exactement, j’ai été appelé, et on m’a dit que j’étais libre. « Excusez-moi – ai-je demandé – mais ai-je été coupable de quelque chose ? » « Non – m’a-t-on répondu – vous êtes innocent. Partez, occupez-vous de vos affaires. »
LIA : C’est tout ?
GEORGES : C’est tout. Bien que j’aie insisté. « Excusez-moi, je ne suis pas quelqu’un qui sait toujours se comporter en société, je vous prie de me dire si j’ai mal agi d’une manière ou d’une autre, pour me corriger à l’avenir… » « Vous n’avez pas du tout mal agi », m’a-t-on répondu. Et je suis parti.
LIA : As-tu appris plus tard pourquoi tu avais été là-bas ?
GEORGES : Non. Parce que je n’ai pas cherché à le savoir.
LIA (se lève, troublée, et s’allume une cigarette) : Mais c’est incroyable, Georges. Dix ans ont passé depuis et tu ne sais toujours pas pourquoi tu as été arrêté ?
GEORGES : Mais je n’ai pas cherché à savoir. Je n’ai pas été curieux. Je te prie de ne pas fumer ici, le chat ne supporte pas.
LIA (éteint sa cigarette et s’assoit à côté de lui, pause) : Et l’idée de l’accélérateur, quand est-ce qu’elle t’est venue ?
GEORGES : Je te raconte tout de suite. Tu te souviens d’Anişoara ?
LIA : Quelle Anişoara ?
GEORGES : Une fille que j’aimais à cette époque.
LIA : La blonde plutôt maigrichonne, qui t’attendait chaque jour devant la fac ?
GEORGES : Exactement. Je l’aimais beaucoup, d’un amour extraordinaire, alors qu’elle n’avait rien de spécial, c’était l’être le plus banal, le plus soumis de la planète. La pauvre, elle était convaincue que j’étais un génie, et elle ne désirait rien d’autre dans la vie qu’être à mes côtés tout le temps, à me protéger. Le jour où je suis sorti, je suis allé directement chez elle. Je voulais la voir tout de suite pour lui dire qu’il ne s’était rien passé, que nous étions à nouveau ensemble, je pressentais qu’elle devait être très inquiète. J’ai sonné et sa mère m’a ouvert, une femme tout à fait comme il faut, qui avait eu jusque-là une attitude irréprochable à mon égard. Elle m’a regardé, l’air très désagréablement surprise, froide, voire hostile. Elle ne m’a pas invité à entrer, elle m’a seulement dit que sa fille n’était pas là, et quand j’ai demandé où elle était, elle m’a répondu qu’elle s’était fiancée avec quelqu’un et qu’elle était partie en voyage avec ce quelqu’un. « Mais savez-vous ma situation ? » ai-je demandé. « Non et cela ne nous intéresse pas. Et comme cela ne nous intéresse pas, nous nous occupons de nos affaires. » Après quoi elle m’a fermé la porte au nez. Le même jour je suis allé au rectorat, je me suis réinscrit aux cours, et je suis rentré chez moi. Je suis resté enfermé dans cette chambre, ici même, pendant trois jours et trois nuits, jusqu’à ce que je m’évanouisse. Au début, j’ai cru que je m’étais évanoui parce que je n’avais absolument rien mangé durant ces trois jours et ces trois nuits, mais en fait ce n’était pas ça, la cause. Je m’étais évanoui à cause des questions. Je m’étais posé trop de questions.
LIA : Quelle sorte de questions ?
GEORGES : Je ne me souviens plus, mais probablement des questions insupportables. Le troisième jour je suis retourné chez elle et je l’ai attendue devant la porte. À l’instant où elle m’a vu, elle a réagi de manière plus étrange encore que sa mère. Elle a pris une peur terrible et s’est mise à trembler, à pleurer et à crier, désespérée : « Je t’en supplie, ne me poursuis pas ! Ne me poursuis pas ! » J’ai été très surpris, parce que je ne l’avais pas poursuivie. En fait, je voulais seulement m’expliquer avec elle, lui dire que j’étais complètement innocent et qu’elle n’avait pas le droit de me soupçonner de quoi que ce soit, tant qu’elle ne connaissait pas la vérité. Elle a refusé de discuter avec moi, alors je me suis à nouveau enfermé chez moi à me poser des questions, pendant dix jours et dix nuits. Le onzième jour j’ai découvert avec un grand étonnement que j’étais victime d’un traumatisme psychique très bizarre. Plusieurs fois par jour, une faiblesse totale s’emparait de moi, en me traversant depuis l’occiput jusqu’aux talons, puis une sorte de souffle tournoyait dans mon cerveau, à une vitesse intenable, une sorte de vertige qui faisait naître en moi un son extrêmement aigu. Ensuite, le vertige cessait brusquement et je sombrais dans un abysse noir et poisseux, qui m’absorbait lentement et qui m’étouffait. Quelques minutes plus tard, je revenais soudainement à moi, mais j’étais complètement vidé. Ces états-là se répétaient si souvent et ils étaient tellement insupportables que, naturellement, je me suis vite rendu compte que je n’avais pas le choix : soit je trouvais un moyen de les éviter, soit je me suicidais. Puisque je ne me suis pas suicidé, c’est que j’ai trouvé ce moyen.
LIA : L’accélérateur ?
GEORGES : Peux-tu encore m’écouter ?
LIA : Oui, continue.
GEORGES : Voici comment j’ai découvert l’accélérateur. (Il sursaute.) Fais attention, il vient vers toi !
LIA (effrayée) : Qui ?
GEORGES : Le grillon. (Heureux.) S’il vient vers toi, ça veut dire qu’il ne te déteste pas. Ne le frappe pas, s’il te plaît.
LIA : Pourquoi je le frapperais ? Je n’ai rien contre lui. Il m’est très sympathique.
GEORGES : Tant mieux. Mais sais-tu ce que c’est que le temps ?
LIA : Non.
GEORGES : N’est-ce pas la question la plus troublante qu’on puisse se poser ? À partir du moment où tu sais ce qu’est le temps, tu échappes à l’obsession de la mort. Pourquoi est-ce que tu ne t’es jamais demandé jusqu’à maintenant ce que c’est que le temps ?
[…]