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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 20:08

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Le Devenir envers l’être est l’ouvrage le plus représentatif de l’œuvre du penseur roumain Constantin Noica (1907-1987), auteur d’influence hégélienne, qui a donné à la culture roumaine son seul traité d’ontologie jusqu’à aujourd’hui. Conçus à trente années d’écart, respectivement en 1950 et en 1980, les deux volumes réunis dans ce livre ont en commun le concept de « devenir envers l’être » (devenirea întru fiinţă), dont la fonction essentielle est d’unifier la philosophie de l’esprit et celle de l’être, conduisant à une reformulation originale de la version traditionnelle du célèbre argument ontologique.

38. Le devenir comme élément : la devenance

Le devenir n’est pas élément. Mais les éléments n’ont-ils pas (ou ne sont-ils pas) eux aussi des formes de devenir ? Ces agencements ontologiques tranquilles, qui ne sont pas des incarnations (întruchipări) distinctes, ni par-delà, ni avec les choses, mais qui, d’une certaine manière, sont par-delà et avec elles, rendant possible la coïncidence du transcendant avec le transcendantal, resteraient-ils constamment égaux à eux-mêmes ?

Si nous pensons aux éléments originaires : l’énergie ne se conserve peut-être pas seulement, elle devient aussi ; la vie, comme tout, devient peut-être ; la raison en l’homme et la raison infuse dans le réel deviennent ensemble. De même que la transformation n’était pas devenir, mais que le devenir était une forme de transformation, à son tour, le devenir n’est pas élément, mais l’élément peut être une forme de devenir. Cela signifie que l’être, dans son sens « corporel », le devenir, pénètre et active l’être dans son sens « d’âme », l’élément. Mais le devenir de ce dernier doit être d’un ordre différent, un devenir second. Il ne se passe plus envers autre chose, comme le devenir ordinaire au sein de l’élément, mais envers soi. Nous l’appellerons : devenance.

L’opposition entre être et devenir s’est avérée être une erreur spéculative. La généalogie du devenir était donnée par le modèle ontologique lui-même, et ce même modèle, dont l’accomplissement dans les choses conduisait au devenir, était dans sa libre subsistance l’être second, l’élément. Seulement, des trois termes ontologiques, l’élément actualisait et enserrait, dans un milieu, les seules déterminations, tandis que l’individuel (les réalités) et le général (les lois et les ordres) restaient virtuels.

On pourrait croire un instant que le processus du devenir dans l’élément est l’actualisation de ce qui est resté encore implicite et enroulé en lui, que l’élément est un enroulement qui se déroule, quelque chose en consonance avec la première apparition de l’être dans les choses, la fermeture qui s’ouvre. Mais cette actualisation et ce déroulement, en ce sens d’explicitation de soi dans le réel, ne représentent pas vraiment le devenir de l’élément comme tout, mais seulement son action, ou sa simple application dans le réel. La devenance veut dire plus ; elle concerne l’élément en lui-même, au niveau de l’être second, où le réel est tout un avec le possible.

Toutes les modalités du devenir, même celles des commencements – d’autant plus les trois premiers types de devenir envers l’être, ceux de l’humain –, se produisent à travers l’être de l’élément et, pour les dernières, envers lui. Mais avec le quatrième type de devenir envers l’être, qui est maintenant tiré hors de la série de modalités du devenir et appelé « devenance », le devenir est stationnaire, il est envers soi. Ce n’est pas l’actualisation dans le réel, par les incarnations (întruchipările) et par les lois qui s’objectivent, qui est en jeu, mais l’actualisation du réel-possible propre ; par exemple, non pas ce qui en résulte comme créatures individuelles et comme ordres généraux de cette vie donnée, ni ces seules autres formes d’incarnations et de lois qui peuvent à partir de maintenant apparaître en son sein, sous des conditions changées, mais le devenir de la vie comme vie. Il existe d’autres formes d’énergie dans l’univers, de même qu’il existe probablement d’autres formes de vie et d’autres formes de raison ; mais elles aussi seront en devenance, c’est-à-dire dans une augmentation continue du réel-possible en elles, comme dans un devenir stationnaire.

En définitive, les Idées, l’esprit objectif, les archès, les archétypes, ne « deviennent »-ils pas dans leur réel-possible ? Si nous prenons un exemple plus proche de nous que celui des éléments originaires (où une incertitude ultime peut laisser les choses sous un point d’interrogation), quelque exemple du monde de l’esprit objectif dans le contenu de l’histoire, nous pourrions alors illustrer directement ce qu’il faut comprendre par devenance. L’esprit subjectif dans l’histoire peut devenir esprit objectif, de même que nous rappelions que le génie peut devenir « élément » d’un monde historique. Dans l’Antiquité, Homère s’est ainsi élevé à un niveau d’esprit objectif des mondes grecs et d’élément de la culture européenne. Mais Homère a-t-il encore un devenir dans ces mondes ? Aucun au sens courant, bien sûr. Et pourtant on ne peut pas dire non plus qu’il relève du musée et qu’il est totalement dépourvu de devenir ; il a une devenance.

Jusqu’à la devenance, la modalité supérieure était le devenir humain envers l’être. Tout était en fait devenir envers l’être : le devenir envers le devenir est un devenir envers l’être inaccompli (la nature organique), de même que le devenir bloqué (la nature anorganique) est, à son tour, un devenir envers le devenir inaccompli. Cela ne veut pas dire que tout tend vers l’homme, chez lequel se manifeste le devenir envers l’être, mais seulement que l’homme se trouve à un niveau ontologique plus élevé que le reste des réalités et qu’il les implique toutes.

Mais le dernier type de devenir envers l’être, que nous avons nommé devenance, n’est plus le propre de l’homme comme tel, mais de l’élément de la raison, avec le reste des éléments : c’est la rationalité avec tous ses éléments d’ordre spirituel, de concert avec le devenir de l’élément vie, de l’élément nature, énergie, matière. En ce sens, on pourrait dire, au figuré, que la devenance est le milieu de tous les éléments (tous sont englobés et pris en elle) ; mais, au sens propre, elle est le milieu interne, ce qui, tout comme le sang des vivants, les fait être en permanence par-delà eux-mêmes, conformément aux catégories de l’élément, être une totalité ouverte, une limitation qui ne limite pas, être autonomes et également réels, possibles et nécessaires. La devenance est l’intimité de l’élément (de même que l’élément en général était l’intimité des choses) ; c’est l’âme de ces souffles, l’être qui se distribue sans se diviser. C’est, comme tel, l’élément unique, et non un élément parmi les autres. Lorsque nous avons parlé de l’être second, celui des éléments, nous aurions dû dire : la devenance et ses propagations. Et puisque le devenir se fait envers un élément, il faut maintenant dire que tout devenir est envers la devenance.

On peut maintenant, au niveau de la devenance, poser le problème du temps, par-delà la ou les temporalités invoquées. C’est un cours stationnaire, dans l’horizon d’un devenir stationnaire, la devenance. Si les éléments étaient l’être second, alors l’élément unique, la devenance, est l’être, que le temps semble révéler à ce niveau. Mais il ne le révèle pas vraiment, et les tentatives de comprendre l’être par le temps, comme celle de Heidegger, ont échoué, peut-être parce qu’elles n’étaient pas effectuées dans l’axe du devenir. L’être-devenance est plus que le temps : c’est la rationalité intime des éléments, dans son réel-possible.

Sous d’autres noms, bien sûr, que devenance, la rationalité intime du monde a été comprise de deux manières : théologique et dialectique. La théologie a soutenu – dans toutes ses versions, même philosophique, dans la mesure où la philosophie a proclamé un principe divin – que tout se trouve sous la raison consciente d’un être absolu. La dialectique, à son tour, que ce soit celle de Platon avec l’Idée ultime du Bien, ou celle de Hegel avec l’Esprit, a parlé d’une raison implicite, à laquelle la raison humaine peut s’élever méthodiquement, dans le premier cas, qui se déroule méthodiquement et seule, dans le second, celui de Hegel. S’il fallait choisir, toute pensée philosophique préférerait le dialectique. Mais on peut se demander si le dialectique n’exprime pas quelque part le cours et l’écoulement de l’être, avant de l’identifier.

L’ontologie tend précisément à cela, à identifier l’être. Elle en identifie d’abord le spectre dans les choses, comme modèle, puis elle le voit comme modèle subsistant, dans l’être de seconde instance des éléments, enfin elle le voit dans l’élément unique de la devenance. Mais les éléments entreraient-ils dans la devenance, de même que les choses entrent dans le devenir ? Ou bien sont-ils à chaque fois une modalité spécifique de devenance ?

C’est cette dernière pensée que nous entendons soutenir : que tous les éléments sont des modalités du devenir envers soi, qu’est la devenance. Une raison intime, celle du modèle ontologique, fait que l’élément est en permanence transéance vers des incarnations (întruchipări) individuelles, tant réelles que possibles, d’une part, vers des ordres généraux réels-possibles, de l’autre. C’est la raison qui fait que la matière, la vie de l’esprit, entendues comme éléments, sont autant stationnaires (face aux réalités inférieures, elles ressemblent au moteur immobile, ou à la « respiration de l’immobile », comme disait Plotin), que changeantes, puisqu’elles se trouvent dans le devenir envers soi. La devenance est ainsi en même temps une expression des états et du processus ; expression de la rationalité, c’est-à-dire du « sens » (rost), du ou des codes internes ; expression de la capacité productive des éléments, avec leurs puissances ; et enfin expression de leur être.

Le terme roumain de « deveninţă », « devenance » (peut-être Werdenheit, en allemand), suggère ces quatre caractères : 1) le devenir, mais un devenir stationnaire, puisque le substantif verbal « devenir » (devenire) est passé à l’état effectif de substantif, devenance ; 2) la rationalité, le sens, le caractère catégoriel ; 3) la possibilité ou le réel-possible, puisque « deveninţă » (devenance) vient de « devenire » (devenir), avec le suffixe « inţă » (ance), tout comme « putinţă » (puissance), qui vient de « putere » (pouvoir) ; 4) enfin, l’être, « fiinţa » (qui, de fait, est fientia, du verbe fieri, devenir), est suggéré par la composition même du mot devenance. En termes médiévaux, on pourrait dire que la devenance porte en elle, avec ses quatre caractères : une ratio fiendi, du devenir ; une ratio formandi, de la structuration ; une ratio producendi, de la création, et une ratio essendi, de l’acte d’être (fiinţare).

La devenance est-elle alors l’ultime instance de l’être ?

Arrivée ici, la présente ontologie ne peut plus parler qu’analogiquement, après s’être tout le temps essayé à un discours phénoménologique (c’est-à-dire descriptif, dans son essence) et rationnel. On peut concevoir une troisième instance de l’être, par-delà l’élément de la devenance qui se distribue en éléments ; mais c’est une instance du même être que la devenance. Si la devenance se distribue en tout élément, et si les éléments ont aussi un nombre indéterminé de distributions, l’être ultime n’a de sens que s’il a une seule distribution. Cette surprenante pensée ontologique doit maintenant être mise en jeu, au terme du chemin : à savoir la pensée que l’être ultime a une seule réplique. Dans une telle pensée, qui n’a pas suffisamment fait l’objet de la spéculation philosophique, est contenue la condition extrême du sens de l’être. À tous ses niveaux et dans toutes ses instances, l’être doit se distribuer, car il est l’Un différant de soi. Mais son privilège, dans sa suprême instance, serait de n’avoir qu’une seule distribution qui ne différerait pas de soi.

Qu’est-ce que cette distribution unique de l’Un ? C’est une pensée métaphysique que ni Héraclite ni le Parménide de Platon n’ont entendu invoquer. C’est la pensée que l’Un multiple le plus élevé est celui dans lequel le multiple lui-même est de fait un.

L’Un-un et le Multiple-un sont alors effectivement du même être. Et de même que ce qui se donnerait nécessairement une réplique unique n’est pas vérifié ni véritable sans sa réplique, de même, l’être n’est vérifié et véritable qu’à travers la devenance.

Notre ontologie culmine ainsi dans une pensée spéculative qui peut, jusqu’à un certain point, donner raison aux ontologies passées, après les avoir tout le temps critiquées. L’être « absolu » a un sens, seulement s’il se dément comme absolu, par son incarnation dans la devenance ; donc, s’il peut exprimer par une seule incarnation toutes les incarnations possibles ; par un seul élément, tous les éléments possibles, comme on a dit que, par un seul homme, peut s’exprimer l’humanité toute entière.

Avec une telle pensée, l’ontologie réclame naturellement un privilège de pensée et une concession. L’argument ontologique médiéval demandait un privilège, celui de soutenir que l’on peut concevoir un être parachevé. Hegel est venu demander lui aussi le même privilège, non pour le concept du divin, mais pour le concept pur et simple, naturellement le concept métaphysique, et pas seulement logique. On peut maintenant réclamer, nullement pour le concept de divin, ni pour le concept métaphysique, mais pour l’être, soit pour le sens ultime de l’être, un privilège : celui d’avoir une seule distribution indivise, la devenance.

Y a-t-il là abus, comme dans le cas d’Anselme ou dans celui de Hegel ? Mais il ne s’agit pas de dire, comme eux, que l’on peut prouver l’existence divine ou la rationalité du réel. Tout ce que l’on peut oser dire, c’est que l’être a toujours été, implicitement, pensé de la sorte. C’est pourquoi l’ontologie présente n’a pas essayé autre chose que d’éclairer ce que nous pensons et ce que l’on a pensé, lorsque la spéculation sur l’être a été menée à terme.

Si la devenance est ainsi le moyen et la vérité de l’être, que reste-t-il alors pour l’être comme être ? Celui-ci est l’Un offert à l’existence par la devenance (ou par quelque chose de son ordre) et rassemblé hors de l’existence également par la devenance (ou par quelque chose de son ordre).

Traduit du roumain par Nicolas Cavaillès © Olms, 2008

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