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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

Lien vers l'auteur Cadre numero 2

 

Lien vers la traductrice

 

 

 

 

Gayk est le seul civil qui porte sur l’épaule droite un support d’arme. Il a la gorge toujours serrée et le moral très élevé. Il ne peut pas rester longtemps hostile envers quelqu’un, cependant, par son regard de travers, par la direction que prend parfois son nez pointu, et du fait qu’il est presque en permanence marqué par la variole et qu’il laisse ses ongles non coupés, il donne l’impression d’être toujours prêt à te sauter dessus pour te picorer.
Bien affilé aux deux bouts et courbé comme un arc, Gayk se tient toujours un peu penché en avant, de sorte qu’il peut facilement dominer les alentours. Il tient à être bien préparé pour toute éventualité, c’est pour cela qu’il dort toujours vêtu en frac et avec des gants blancs, gardant cachées sous l’oreiller une notice diplomatique, une quantité respectable de croûtes de pain et … une mitraillette.
Pendant la journée, Gayk ne peut pas supporter d’autres vêtements que de petits rideaux à brise-bise, l’un devant et l’autre derrière, et qui peuvent très facilement être tirés de côté et donc enlevés, par tout un chacun avec sa permission. Il passe son temps à nager, vingt-trois heures durant, mais seulement dans la direction nord-sud, par peur de sortir de la neutralité. Dans l’heure libre qui lui reste il s’inspire de muses portant des brodequins.
Récemment il a réussi à donner une nouvelle directive à notre politique étrangère en promulguant le premier et avec beaucoup d’autorité un décret selon lequel il nous faut prendre les Transylvaniens sans la Transylvanie ;
il soutient cependant qu’il nous faut à tout prix obtenir, par l’intervention du Vatican, la ville de Nasaud* et trois kilomètres supplémentaires, qui ne soient cependant pas situés en son pourtour, mais alignés l’un à côté de l’autre, dans la longueur, près de la ville et dans la direction du ducat de Luxembourg, en guise de protestation du fait qu’elle ait permis que sa neutralité soit violée par les armées allemandes**.
Gayk n’a pas d’enfant. Pourtant, quand il était encore élève au collège, il a adopté une nièce à lui, au moment où celle-ci cousait au tambour à broder. Il n’a épargné aucun sacrifice pour lui donner une bonne éducation - prenant soin de lui envoyer, chaque jour, à l’institut où
il l’avait inscrite en tant que pensionnaire, un garçon serveur qui lui demandait, de sa part, de se laver les cheveux le samedi ainsi que d’acquérir à tout prix une culture générale.
Très consciencieuse et travailleuse, cette nièce arriva en peu de temps à l’âge adulte et, tandis qu’elle prenait un beau jour tout soudainement conscience qu’elle avait réussi à acquérir une culture générale, elle pria son oncle bien aimé de la libérer du pensionnat et de la renvoyer chez elle à la campagne… Encouragée par le fait d’avoir été si facilement satisfaite, elle n’hésita pas à lui demander plus tard de lui offrir également une voie d’accès à la mer. Alors Gayk, en guise de réponse, sauta brusquement sur elle et la picora maintes fois ; sa nièce, jugeant que le préjudice subi lui fut infligé contre tout us international et sans un avis préalable, se considéra alors en état de guerre, guerre dans laquelle ils restèrent engagés pendant plus de trois ans et sur un front de presque sept cents kilomètres. Tous deux luttèrent, recevant leur nourriture sous forme d’argent, avec beaucoup d’héroïsme, mais finalement Gayk, promu général sur le champ de bataille et ne trouvant sur place aucun passementier militaire pour
lui mettre le galon de son nouveau grade, renonça à
se battre et demanda la paix. Cela d’ailleurs fit parfaitement l’affaire de sa nièce qui, juste à ce moment, souffrait d’un furoncle et qui, ayant vu sa retraite coupée, ne pouvait plus recevoir ni haricots
ni essence de la part des pays neutres.
Ils établirent un premier échange de prisonniers à la caisse*** du Théâtre des Opérations, obtenant pour cela des prix modestes. Ensuite, ils se mirent d’accord pour conclure une paix honteuse. Gayk prit l’engagement de renoncer à tout jamais à picorer quelqu’un, se limitant dorénavant à deux cent cinquante grammes de grains que sa nièce s’astreignait à lui apporter chaque jour sous la garantie et le contrôle des Grands Pouvoirs ; d’autre part, sa nièce obtint enfin un lopin de terre large de deux centimètres jusqu’à la mer, mais sans avoir le droit de se dispenser des caleçons de bain. Tous deux furent néanmoins pleinement satisfaits, finalement, car une clause secrète du traité leur donnait le droit, dans l’avenir, de se remonter chacun le moral au plus haut.

                                              (Punct, 1925, n° 9)

*  Ville au nord-ouest de la Roumanie.
** Allusion à la Première Guerre Mondiale.
*** Jeux de mots intraduisible, « casa » en roumain veut dire
« maison » mais aussi « caisse ».



         Après la tempête


La pluie avait cessé et les derniers restes de nuages s’étaient entièrement dissipés… Les vêtements mouillés et les cheveux en désordre, il errait dans l’obscurité de la nuit, cherchant un endroit pour l’accueillir.
Il arriva, sans le savoir, près de la crypte vieillie et rongée par les siècles d’existence du monastère, crypte que, en s’approchant avec plus d’attention, il sentit et lécha environ cinquante-six fois d’affilée, sans obtenir aucun résultat.
Contrarié, il sortit alors une épée et fit irruption dans la cour du monastère… Mais il fut vite attendri par le regard doux d’une poule qui était venue à sa rencontre et qui, avec un geste timide, mais plein de charité chrétienne, l’invita à attendre quelques instants dans la conciergerie… Calmé petit à petit, puis ému jusqu’aux larmes et envahi par les frissons du repentir, il renonça pour toujours à tout plan de vengeance et, après avoir embrassé la poule sur le front et l’avoir mise en lieu sûr, il commença à balayer toutes les cellules et frotta leurs planchers avec… des gravats.
Ensuite, il compta son argent et grimpa dans un arbre pour attendre l’arrivée du matin. « Quelle splendeur ! Quelle majesté ! » s’exclama-t-il en extase devant la nature, toussant parfois de manière significative et sautant de branche en branche, tandis que, en cachette, il prenait soin de lancer dans l’air des mouches, auxquelles il introduisait sous la queue
de longues bandes de papier vélin…
Son bonheur cependant ne dura pas longtemps… Trois voyageurs, qui au début se montrèrent amis et qui finalement prétextèrent que leur arrivée était due au fait qu’ils étaient envoyés par le fisc, commencèrent à lui donner à subir toutes sortes de misères, en commençant d’abord par contester son droit même de rester perché dans l’arbre…
Afin malgré cela de se montrer bien éduqués, et dans le but de ne pas user directement des rigueurs que la loi mettait à leur disposition, ils essayèrent alors par toutes sortes de moyens obliques de le convaincre de quitter l’arbre… d’abord en promettant de lui faire régulièrement des lavages d’estomac, puis, finalement, en lui offrant des sacs pleins de loyers, d’aphorismes et de sciure de bois.
Il resta pourtant indifférent et froid à toutes ces sollicitations, se contentant de sortir en toute simplicité son certificat d’indigence, qu’il portait ce jour-là par hasard sur lui et qui, entre autres dispenses et avantages, lui conférait le droit de se tenir à croupetons sur la branche d’un arbre, de manière tout à fait gratuite et aussi longtemps qu’il le voulait…
Toutefois, pour leur montrer qu’il ne leur gardait pas rancune et pour leur donner en même temps une fine leçon de tact et d’urbanité, il descendit de l’arbre, sortit son épée et entra de bon gré dans le lac bourbeux et infect d’à côté, où il nagea prudemment comme le lièvre pendant presque une heure ; après quoi la commission fiscale, humiliée et penaude, prit aussitôt la fuite, en répandant partout, dans les villages et les villes, dans les champs et les montagnes, une odeur fiscale pestilentielle.
Lui-même, affligé et déçu suite à tant de lourdes épreuves, compta son argent et grimpa de nouveau dans l’arbre, d’où cette fois il lâcha sa fiente au-dessus de tout le terrain en souriant avec perversité…
Puis, regrettant sincèrement ce qu’il avait fait, pourtant avec beaucoup de profit moral, il descendit, se secoua de la poussière le recouvrant à l’aide d’un… mètre ruban et, entonnant le chant de la liberté, il fourra la poule sous sa redingote, et disparut avec elle dans l’obscurité…
On pense qu’il aurait pris la route de sa ville natale,
où, las du célibat, il aurait décidé avec cette poule de fonder un ménage et de devenir utile à ses semblables en leur apprenant l’art de l’accouchement.

                                (Contimporanul, 1928, n° 84)

Algazy est un vieillard édenté, sympathique, souriant, la barbe clairsemée et soyeuse, joliment étayée sur une grille de cheminée vissée sous le menton et close avec du fil de fer barbelé…

Algazy ne parle aucune langue européenne…
Si, néanmoins, on l’attend à l’aube, et qu’on lui dit : « Bonjour, Algazy ! » en insistant plus fort sur le son z, Algazy sourit, et afin de manifester sa gratitude, met la main dans sa poche et tire sur le bout d’une ficelle, en faisant tressaillir sa barbe de joie pour un quart d’heure…

Dévissée, la grille de cheminée lui sert à résoudre tous les problèmes, jusqu’aux plus difficiles qui soient, liés au nettoyage et à la paix du foyer…

Algazy n’accepte pas de pourboire… Une seule fois il s’est prêté à une telle action, quand il était copiste à la Maison de l’Église ; mais il n’a pas alors pris d’argent, seulement quelques éclats de pots cassés, afin de constituer une dot destinée à ses quelques sœurs, pauvres, qui devaient se marier le lendemain…

Le plus grand plaisir pour Algazy - en dehors de ses préoccupations courantes dans le magasin qu’il gère - est de s’atteler de plein gré à une brouette et, suivi à environ deux mètres par son co-associé Grummer - de courir, à perdre haleine, sous les feux du soleil et dans la poussière, à travers les communes rurales, dans le but unique de ramasser de vieux chiffons, des bidons d’huile troués et surtout des osselets, qu’ils mangent ensuite ensemble, après minuit, dans le silence le plus sinistre…
Grummer possède également un bec* en bois aromatique…

Tempérament fermé et bilieux, il reste toute la journée allongé sous le comptoir, le bec fourré dans un trou, sous le plancher …
Dès que vous entrez dans leur magasin, une odeur délicieuse vous chatouille les narines… Vous êtes accueilli devant le perron par un garçon honnête qui, sur la tête, au lieu de cheveux, possède des fils de coton teints en vert ; ensuite vous êtes salué très affablement par Algazy et vous êtes invité à vous asseoir sur un tabouret.

Grummer vous observe et guette … Perfide, le regard de travers, sortant d’abord seulement le bec, qui dégouline de manière ostentatoire de haut en bas d’un caniveau creusé spécialement dans la carne du comptoir, il apparaît finalement tout entier… Par toute sorte de manœuvres il convainc Algazy de quitter l’endroit, puis, de façon insinuante, il vous attire sans que vous vous en rendiez compte dans toutes sortes de discussions -portant surtout sur le sport et la littérature - jusqu’à ce que, quand cela lui convient, il vous frappe deux fois avec son bec sur le ventre, tellement fort qu’il vous faut courir dehors dans la rue, hurlant de douleur.

Algazy, qui a presque toujours des discussions déplaisantes avec les clients en raison de ce procédé inqualifiable de Grummer, sort en grande vitesse après vous, vous invite de nouveau à l’intérieur, et, afin de vous donner une satisfaction méritée, il vous offre le droit - au cas où vous auriez acheté un objet qui coûte plus de quinze centimes - à … sentir un peu le bec de Grummer et, si vous le voulez, à lui serrer le plus fort possible une cloque grise de caoutchouc qu’il porte vissée dans son dos, juste au-dessus des fesses, ce qui l’oblige à sauter à travers le magasin, sans bouger les genoux, en prononçant des sons inarticulés…

Un jour, Grummer, sans l’annoncer à Algazy, prit la brouette et partit, seul, à la recherche de chiffons et d’osselets, mais sur le chemin de retour, trouvant par chance quelques restes de poèmes, il fit semblant d’être malade et les mangea seul, en cachette, quand il fut sous sa couette… Algazy, soupçonnant quelque chose, entra dans la chambre avec l’intention sincère de ne lui faire que de légères remontrances, mais observa épouvanté que, dans l’estomac de Grummer, tout ce qui était resté de bon dans la littérature avait été consommé et digéré.
Privé ainsi à l’avenir de toute nourriture plus élevée, Algazy, en guise de compensation, mangea toute la cloque de Grummer, pendant que celui-ci dormait…

Le lendemain, désespéré, Grummer - resté seul au monde, sans sa cloque - prit le vieillard par le bec et, après le coucher du soleil, le fit monter furieusement sur le sommet d’une haute montagne…Une lutte titanesque commença entre les deux hommes qui dura toute la nuit, jusqu’à ce que, vers l’aube, Grummer, vaincu, s’offrit à restituer toute la littérature avalée.
Il la vomit dans les mains d’Algazy…

Hélas, le vieillard, dans le ventre duquel les ferments de la cloque engloutie avaient commencé à réveiller les frissons de la littérature future, considéra que tout ce qu’on lui offrait était trop peu et vétuste…

Affamés et incapables de trouver dans l’obscurité la nourriture dont tous deux avaient tellement besoin, ils reprirent alors leur rixe avec des forces redoublées et, sous prétexte qu’ils gouttaient l’un à l’autre seulement pour se compléter et se connaître mieux, ils commencèrent à se mordre avec un emportement toujours plus grand, jusqu’à ce que, en se consommant réciproquement petit à petit, ils en arrivèrent à manger jusqu’au dernier os l’un de l’autre… Algazy termina ce festin le premier…


EPILOGUE

Le lendemain, au pied de la montagne, les passants purent voir dans un fossé, charriés par la pluie, une grille de cheminée entourée de fil de fer barbelé et un bec en bois parfumé… Les autorités furent informées, mais avant qu’elles n’arrivent sur place, l’une des épouses d’Algazy, qui avait la forme d’un balai, apparut à l’improviste, et après quelques coups portés à droite et à gauche, balaya et jeta ainsi à la poubelle tout ce qu’elle trouva…

                           (Bilete de papagal, 1928, n° 16)

* Jeu de mot intraduisible ; « cioc » en roumain veut dire « bec » mais aussi « barbichon ».
(Toutes les notes sont de la Traductrice.)

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  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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Seine&Danube est le résultat du travail de tous les membres de l'association.

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