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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

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Carmen Firan nous emmène ici dans le Queens, sur les Cadre numero 2pas d'un étrange et sympathique exilé, chauffagiste de son état. Le plus étrange, est qu'il se souvient avec luxe de détails de sa vie intra-utérine. Un de ses grands plaisirs est de raconter autour d'un verre comment il passa, un jour, de la "solitude heureuse" du ventre de sa mère, à la "solitude désespérée" du nourrisson emmailloté dans son lit blanc. (L.H.)

 

 

Dans ce genre de bâtiments anciens, le chauffagiste est indispensable. Surtout l’hiver, quand les installations se bouchent, qu’il faut changer les filtres et que les tuyaux éclatent au moment où l’on s’y attend le moins, c'est-à-dire pendant un week-end bien glacial. Les locataires du numéro 89-13 avaient de la chance.
Le gardien de leur immeuble était aussi chauffagiste, un métier qu’il avait appris et pratiqué à fond en Europe de l’Est, où tout se déglinguait sans cesse, où rien n’était à sa place et tout marchait de travers.
Il aurait peut-être été plus juste de l’appeler « plombier », mais sa spécialité, dans son pays natal, c’étaient les radiateurs. Comme on supposait, à l’époque du communisme, que la police secrète faisait placer des micros dans les radiateurs, pour pratiquer des écoutes dans les immeubles surveillés, le chauffagiste bénéficiait d’une aura supplémentaire. Il ne suffisait pas qu’il soit un bon ouvrier, il fallait aussi que ce soit un homme de confiance, en admettant qu’il ne travaillât pas précisément pour la police, obsession dont les habitants traumatisés d’Europe de l’Est, n’arrivaient pas à se débarrasser, même bien des années après la chute de la dictature.
A la loterie des visas, Dick avait été gagnant, il avait pris sa femme et sa fille par la main et s’était retrouvé directement à Sunnyside, Queens, où il ne lui avait pas fallu plus de deux semaines pour trouver ce poste de « super », c’est-à-dire de factotum.
- Moi je ne crois pas aux loteries ou à tous ces trucs de chance. J’ai joué comme ça, pour me prouver à moi-même que je ne pouvais pas gagner. Tout ce que j’ai gagné dans ma vie, c’était en travaillant. Rien ne m’est jamais tombé tout rôti dans le bec. Mais cette fois-ci, allez savoir, la malchance ! Je me souciais comme d’une guigne de venir en Amérique, mais comme je me suis retrouvé avec ce visa, je me suis dit : allons-y, on va voir comment ça se passe là-bas, confiait Dick à la moindre occasion, en caressant sa moustache touffue qui renforçait son aspect viril. Mais pour ce qui est de me plaire, non ça ne me plaît pas. Ma petite maison me manque, avec sa treille et ses arbres fruitiers dans le jardin, les amis avec lesquels on allait boire un verre, la vie de là-bas, pauvre mais gaie. Que je travaille ou non, il me tombait toujours un petit quelque chose, et on vivait bien, quoi qu’on en dise. S’il n’y avait pas eu ma femme pour me casser les pieds avec l’avenir de notre fille et des trucs comme ça, jamais je ne serais parti à l’aventure en abandonnant tout.
Dick aurait été capable de déplacer trois immeubles. Il portait de vastes salopettes en jean à même la peau, ce qui mettait en évidence ses bras musclés et sa poitrine velue. Son bureau de « super » se trouvait au sous-sol de l’immeuble, là où il y avait aussi les chaudières, le système d’air conditionné, les machines à laver, et les locaux à outils, pleins de vieux meubles, de matelas troués, de toute sorte de choses inutiles, et les poubelles. Pratiquement Dick régnait en maître sur tout cela.
Les soirs où l’on débarrassait les objets encombrants dans les quartiers plus aisés du Queens, Dick parcourait les rues au volant de sa vieille voiture et chargeait tout ce qui était encore plus ou moins utilisable pour l’entreposer dans le sous-sol. Il avait accumulé avec le temps une collection impressionnante de téléviseurs, de fours à micro-ondes, de lecteurs de cassettes, de chaises, d’aspirateurs, de tapis, d’ordinateurs obsolètes, à peu près tout ce qu’il fallait pour commencer à meubler un intérieur. Certaines choses étaient encore en bon état, il en réparait d’autres et les vendait pour trois fois rien aux nouveaux immigrants arrivés à Sunnyside. « Dans le fond, je fais une bonne action, se défendait Dick, j’ai appris ça chez nous. Prendre aux riches pour donner aux pauvres. Mon bénéfice est insignifiant. C’est plus un geste de solidarité, puisque par ici on n’entend parler que de cela : l’esprit de solidarité. »
Dick s’était acquis la sympathie de tous les locataires de l’immeuble qu’il gérait avec compétence. Il aidait les vieilles dames à porter leurs cabas jusqu’à l’ascenseur, il promenait les chiens, il faisait le baby-sitter chez les jeunes couples, il s’occupait des espaces verts devant l’immeuble et, bien sûr, il changeait les tuyaux, les filtres, les robinets, il débouchait les WC et, plus récemment, depuis qu’il avait émigré au pays de la technologie, il dépannait les ordinateurs. Ce n’était pas vraiment un gros travailleur, mais il était adroit et futé et, s’il ne refusait pas les pourboires, il ne plumait personne. Le nouveau monde ne lui faisait plus peur, il avait vu qu’il pouvait se débrouiller ici aussi, même s’il ne parlait pas l’anglais, puisque Sunnyside était bourré de compatriotes et, de plus, il y avait des magasins, des restaurants, des pâtisseries, des cabinets médicaux, des églises, des journaux dans sa langue maternelle, pour adoucir un peu la nostalgie qu’il avait de sa patrie. Pourtant ce ghetto l’énervait parfois et le poussait à des accès passagers de supériorité :
- On émigre pour échapper à tous ces gens-là et on retombe dessus ici. C’est la même bouillabaisse nationale, mais en plus épais.
Malgré tout, il lui arrivait souvent de verser quelques larmes en écoutant la musique folklorique dans les bistrots où l’on fumait beaucoup et où l’on épiloguait sur la démocratisation du pays que l’on avait quitté. Certains le dénigraient, d’autres le regrettaient, mais pour rien au monde ils n’auraient reconnu ne plus faire partie de leurs lieux d’origine, pas plus qu’ils ne faisaient partie de leur lieu d’adoption. Un dilemme subconscient avec lequel ils devraient mourir.
- Ils ont de tout par ici, ça c’est sûr, mais des tomates comme chez nous, tu n’en trouveras nulle part, soupirait Dick penché sur les verres de vodka vidés de plus en plus souvent et de plus en plus tôt dans la journée.
Dick était sentimental. C’était un homme massif aux gestes délicats, un géant sensible aux miniatures. Il aimait les petits animaux, voilà sans doute pourquoi les souris et les cafards qui grouillaient dans son bureau de « super » au sous-sol ne le dérangeaient guère. Il n’avait rien dit quand sa fille avait amené un lapin, installé dans la salle de bains, et des poissons exotiques pour lesquels ils avaient improvisé un aquarium dans un grand bocal à cornichons, qu’on sortait l’été sur le balcon. Il aimait la gravure et s’était enhardi parfois à pratiquer le métier de peintre-décorateur. Avec ou sans l’assentiment de ses clients il peignait, des frises, simples lignes ou motifs floraux en guise de finition, quelque délicat nénuphar autour du lustre, ou des petits oiseaux de toutes les couleurs au-dessus des meubles de cuisine.
- Il faut embellir la vie : c’était sa devise et il la mettait en pratique du mieux qu’il pouvait.
Ses grandes mains, habituées aux tuyauteries et à la ferraille, pouvaient être douces et agréables. Il caressait les animaux, soignait les fleurs et pleurait en regardant les films d’amour. Il lui restait toujours sous les ongles un peu de rouille ou de noir, témoins de sa journée de travail, ses maillots étaient constamment mouillés à la poitrine et aux aisselles et pourtant il n’était pas repoussant. On remarquait sa virilité plus que l’odeur de sa sueur, sa vigueur plus que ses vêtements râpés à force de se traîner sous les éviers et les WC.
Il aimait sa femme et adorait sa fille, prêt à céder à tous ses caprices, à condition qu’elle travaille bien à l’école et qu’elle soit sérieuse.
- C’est simple la vie. Je ne crois pas à l’imprévu, tout est coordonné et si on ne déconne, pas, on n’a pas trop de surprises. Si on peut éviter les abus, ne pas exagérer, on ne vit pas si mal que ça, tel qu’on est programmé. Moi je ne suis pas très instruit, mais il y a des trucs que je sens, je ne sais pas comment.
Mon grand-père était analphabète mais il savait tout. Il est mort paisiblement, un après-midi ; il a fait sa toilette, s’est rasé, a appelé ma grand-mère auprès de lui, il lui a pris la main et a dit que son heure était venue. Il a fermé les yeux et quelques instants plus tard il avait rejoint les justes. Tout doux, en beauté, paisible. Maintenant, c’est moche comme on meurt, c’est violent, tourmenté ; la mort n’est plus une libération, mais plutôt une humiliation, une condamnation.
Depuis qu’il avait terminé ses études professionnelles, une sorte de lycée en deux ans où il avait appris le métier de chauffagiste, il n’avait plus ouvert un livre. Il se contentait de regarder des films, de feuilleter un journal de temps à autre et pourtant la nature l’avait doué d’un équilibre qui pouvait passer pour de la sagesse : héritage, peut-être, de son grand-père. Le chauffagiste avait des bizarreries qui pouvaient le rendre intéressant dans une conversation autour d’un verre. Quelques voisins de l’immeuble avec lesquels il s’était lié d’amitié descendaient parfois le soir au sous-sol, où Dick avait improvisé une chaude atmosphère de bistrot, très proche de celle de son pays natal. Il avait installé une table de jardin en plastique, ramassée dans la rue, quelques sièges dépareillés et même un parasol, fièrement planté au centre. Il avait soin de garder toujours au frais des bouteilles de bière et de vodka, dans une glacière portable. Ils écoutaient de la musique populaire et refaisaient le monde. Un des colocataires se trouvait être originaire de la même ville que lui, ils y avaient aussi été voisins, ils avaient émigré à quelques mois d’intervalle : le monde est petit et il n’y a pas mieux que le Queens pour s’en rendre compte.
- Vous ne savez pas, les gars, je suis envahi par les souvenirs depuis que j’ai émigré : je me demande comment diable ça se fait. Je me rappelle tout, mais vraiment tout, vous imaginez ça ? Tout ! Jusqu’à mon âge le plus tendre, jusqu’à ma naissance et même au-delà.
Le chauffagiste les éberluait avec ses récits qui entraient dans les détails les plus troublants. Il était persuadé de se souvenir de sa propre naissance.
- Sans blague, leur disait Dick, le regard embué par la force des souvenirs, j’ai assisté consciemment à ma propre naissance.
Au début, ils n’y prêtaient guère attention, mais, avec le temps, Dick les avait conquis et maintenant ils l’écoutaient en retenant leur souffle et ils lui demandaient à chaque fois de leur raconter encore ses souvenirs d’accouchement. Ils vidaient un verre après l’autre sans vraiment croire ce qu’on leur vendait comme une évidence incontestable, émus pourtant par une expérience aussi extraordinaire.
- En fait, je me rappelle de choses bien avant ma naissance, à l’époque où je nageais, à l’étroit dans le ventre de ma mère. On n’a pas beaucoup de place là-dedans et les mouvements sont limités. Le pire, c’est vers la fin de la grossesse. On bouge de plus en plus difficilement, on a envie de se retourner, mais c’est assez difficile, on donne des coups de pieds, on lance les bras, mais c’est à peu près tout. Je me souviens que dans les dernières semaines avant ma naissance j’aurais eu terriblement envie de basculer. Plusieurs fois, je me suis révolté, j’avais bien grandi et je crois que j’ai donné des coups un peu trop forts à ma mère, mais j’ai tout de suite senti les paumes de ses mains qui me touchaient les talons pour me calmer. J’ai reconnu ses mains instinctivement. Elles me caressaient même quand je tapais furieusement. Je n’étais ni nerveux ni agité, je n’aurais pas eu de raisons de l’être. On est bien là-dedans, il fait chaud, on a tout ce dont on a besoin.
- Et on n’étouffe pas ?
- Comment ça, étouffer ? Je n’ai jamais aussi bien respiré de toute ma vie Tout est naturel, propre, aseptique, héhé ! on voudrait bien avoir encore l’air qu’on avait là-bas ! Ce qu’il y a d’extraordinaire c’est que dedans il y a toujours la même température, le même degré d’humidité, tout est constant, vous pigez ? Exactement ce qu’il faut, quand il faut, comme il faut. Rien d’imprévu ou d’inconfortable. On est toujours content. On n’a ni faim, ni soif et si on a faim, il suffit de penser qu’on a faim et on reçoit immédiatement la meilleure nourriture. Tu as envie de poisson, tu peux être sûr que ta mère ne tardera pas à en avoir envie et, comme on respecte les envies des femmes enceintes on lui apportera aussitôt du poisson et ce qui t’arrivera, ce sera l’essence du poisson, toutes les protéines et le phosphore qui font que cela vaut la peine de manger du poisson. Et même si elle ne mangeait pas de poisson au moment où tu en as envie, tu arriverais quand même à absorber l’essence du poisson, parce que tu prendrais sur ses réserves, tout ce qu’il y a dans le poisson. Vous pigez ça ? J’essaie de ne pas faire trop compliqué, mais je voudrais vous faire comprendre comment ça marche. Tu tires d’elle tout ce dont tu as besoin et ta pauvre mère en souffre, elle va manquer de fer ou de calcium. Il y en a qui perdent des dents ou leurs cheveux, d’autres ont les ongles qui pâlissent, des taches sur le visage, elles sont toujours fatiguées. Ceux qui disent qu’une grossesse régénère une femme ne savent pas de quoi ils parlent, elle est vidée de tout ce qu’elle a de meilleur, par contre, toi, là-dedans, tu ne t’en fais pas. Moi, j’y ai été heureux. Jamais plus après en être sorti, je n’ai éprouvé ce sentiment d’être totalement protégé, le sentiment que rien ne peut m’arriver : une sorte d’harmonie divine, quelque chose de difficile à définir, précisément parce que dans cette vie nous ne bénéficions de rien de tel. Les amis, nous naissons heureux. Ce qui se passe après, Dieu seul le sait !
Parfois son bip sonnait et on l’appelait en urgence. Une inondation, des robinets à changer, quelque vieille dame impatiente dont l’aspirateur était tombé en panne. Dick s’y précipitait, il réparait ce qu’il fallait réparer, puis retournait au sous-sol où ses amis l’attendaient dans un épais nuage de fumée de cigarettes. Il revenait, les mains un peu plus noires, la sueur perlant sur son front, il jurait, se jetait un verre de vodka dans le gosier, sa moustache se hérissait, il tapait du poing sur la table et reprenait son récit.
- Ce qui me gênait tout de même, là-bas, c’était de devoir toujours garder les yeux fermés. Le plus drôle, c’est qu’on peut y voir quand même. Je ne sais pas comment ça se passe dans le ventre des autres femmes, mais dans le ventre de ma mère, moi, j’ai vu des choses extraordinaires. Mais je n’ai jamais senti d’odeurs ni vu de couleurs. Malheureusement je ne vois pas avec qui je pourrais confronter ou échanger mes impressions, je n’ai encore trouvé personne qui ait été conscient de sa vie avant sa naissance ou qui ait été témoin de sa propre arrivée au monde. Se pourrait-il que j’aie une mémoire ancestrale, comme dirait l’autre, c’est-à-dire exagérément vaste, lointaine ?! C’est possible. Et depuis que je suis arrivé dans le Queens on dirait qu’elle augmente de jour en jour. Je crois pourtant que la mémoire est infinie, comme toutes les choses infernales. Seulement, les gens n’ont pas l’idée de chercher à se rappeler tant de choses, si anciennes, ils ne peuvent pas croire qu’ils seraient capables d’avoir des souvenirs d’avant leur naissance, sans parler de souvenirs de leur propre naissance, ce qui me semblerait quand même normal, car tout le monde est présent quand il naît, pas vrai ? Si tu as des souvenirs de l’âge de cinq ans, pourquoi ne pas en avoir des cinq secondes qui ont suivi ton arrivée au monde ? Est-ce qu’on ne parle pas du même temps ? De la même vie ?
Ses compagnons de beuverie hochaient la tête, en plein dilemme. Le point de vue du chauffagiste leur semblait très logique sur le moment.
- J’ai vu bien des choses dans ma vie, mais jamais plus je n’en verrai comme dans le ventre de ma mère. Des villes entières, des archipels de tubes gélatineux, des galeries de tuyaux s’étendant comme des nervures le long de parois fluides, une architecture complexe avec des canaux, des labyrinthes, des tunnels et des grottes, des abîmes, le ciel étoilé, des formes parfaites ondoyant dans une délicate toile d’araignée, mais tout cela dépourvu de couleurs, comme un dessin estompé, comme une carte de l’univers en miniature. J’entendais mon cœur battre au centre de cet univers et je continuais de flotter comme un cosmonaute entre ces dentelles transparentes qui m’enveloppaient, me berçaient doucement comme une brise estivale. Le plus curieux, c’est que je reconnaissais tout cela comme si je l’avais déjà vu ; dans le ventre de ma mère je me comportais comme si j’y avais déjà été, comme si j’avais des souvenirs d’une autre gestation, à tel point que je me demande si, finalement, je ne suis pas né plusieurs fois.
Parvenu à ce point, l’auditoire commençait habituellement à perdre patience.
Les uns grognaient qu’on les avait entraînés sur le terrain du surnaturel, d’autres considéraient avec pitié cet homme raisonnable, dans la force de l’âge, ce colosse, qui se mettait à déraisonner, mais ils étaient tous curieux de connaître la suite. Dick s’envoyait alors un verre de vodka supplémentaire, s’essuyait la moustache du dos de sa main creusée de sillons bruns, baissait la voix et laissait filtrer dans son regard des lueurs de conspirateur :
  - Naître n’est pas une partie de plaisir. D’abord parce que ça fait mal, c’est long et dangereux. Tu passes de cette harmonie parfaite dans des spasmes acharnés, inimaginables, tu te débats, tu pousses de la tête, tu agites tes jambes, tu veux absolument sortir, on se demande pourquoi, puisque tu étais si bien là-bas ! Sauf qu’il y a un moment où on ne te laisse plus y rester, tu es obligé de sortir ! Et le pire, dans toute cette histoire, c’est que tu sens ta propre mère s’opposer aussi à toi de toutes ses forces, comme si elle voulait se débarrasser de toi. Au début tu perds l’équilibre, tu glisses, la tête en bas et tu as beau te débattre, la tête t’entraîne vers le bas, elle devient brusquement très lourde, comme si elle était en plomb, tes oreilles explosent, ton pouls s’affole dans cette tension. Et puis voilà que ta tête pénètre dans un tunnel sombre. C’est la partie la plus dure et la plus effrayante de toute l’affaire. Ce tunnel de ténèbres.
- Moi, j’ai déjà entendu parler de cette histoire de tunnel, dit une fois un voisin, mais il me semble que c’était quand on mourrait, pas quand… Et il n’avait pas osé en dire plus. Rien que le mot d’accouchement le glaçait de frissons.
- Celui-là, c’est le tunnel de lumière où tu pénètres quand tu meurs, intervenait un autre, tu as bien entendu, dans celui-ci il fait noir.
- C’est le noir le plus complet, confirmait Dick. La première sensation est atroce. On étouffe, on a les cheveux qui s’emmêlent dans des espèces de racines, j’entendais un clapotis comme celui d’un volcan au bord de l’éruption, je poussais de toutes mes forces, j’en avais le cou tout raide et il me semblait que j’allais rester éternellement coincé là-dedans ; j’avais une épaule complètement bloquée par l’intensité de l’effort. D’ailleurs, jusqu’à l’âge de cinq ans j’ai eu des douleurs dans l’épaule gauche à cause du passage dans ce tunnel étroit, sombre, froid et humide. C’est alors que j’ai senti les premières odeurs, aussi désagréables que les sons qui m’attendaient une fois qu’on m’eût tiré dehors. Parce que, finalement, ce sont d’autres qui te font sortir en te tirant. J’ai toussé et éclaté en pleurs désespérés. Ils m’ont attrapé, ont essuyé la lave sur mon corps, ils ont démêlé les racines dans lesquelles j’étais emberlificoté, ils m’ont tout irrité la peau. Je crevais de froid et à force de faire des efforts et de crier, j’étais devenu tout violet. J’ai ouvert les yeux, mais je n’ai rien vu. J’entendais autour de moi des bruits étrangers, métalliques, stridents. Et puis soudain, j’ai eu faim, mais cette fois il n’y avait plus aucune essence pour apaiser cette sensation. Par la suite, il y aurait des centaines de litres de lait, jusqu’à ce que tu en aies ras-le-bol. Ils m’ont emmailloté, couvert, mis dans un petit lit. J’étais seul. Dans le ventre de ma mère aussi j’étais tout seul, mais ici, à l’extérieur, c’était une autre sorte de solitude. Sèche. Froide. Assourdissante. Jusque là je n’avais connu que la solitude heureuse, et là, c’était le début de la solitude désespérée, je crois que j’ai eu peur pour la première fois. J’ai compris ce que cela voulait dire d’avoir peur. Osciller entre le bonheur et le désespoir. Être propulsé d’un monde dans un autre. Voir, entendre, sentir et ne pas pouvoir se faire comprendre. Ne pas pouvoir faire marche arrière.
Les voisins étaient déjà tout tristes, ils buvaient de dépit, ils vivaient eux aussi toutes ces choses comme s’ils venaient de naître.
- Tiens, moi, je me souviens comme si c’était hier de ma première nuit de solitude. Ils m’avaient posé comme ça, tout emmailloté dans un lit, couché sur le dos. De là, j’ai vu la lune pour la première fois. Vous allez me demander comment je savais que c’était la lune. Je le savais. Je l’avais déjà vue. Où, comment ? Dieu sait ! Et soudain….
Sonnerie stridente du téléphone de Dick. Madame Simpson, du 9, a une urgence. Son WC est bouché et ses invités vont arriver dans une heure. Le chauffagiste se lève d’un bond. Le devoir avant tout, il laisse tomber tout le monde, sans achever l’histoire, il prend sa boîte à outils et cinq minutes plus tard, il sonne à la porte de madame Simpson qui l’attendait avec impatience:
- Dick, tu es merveilleux. Que ferions-nous sans toi. C’est le bon Dieu qui t’envoie !

 

 

Traduit du roumain par Marily Le Nir  

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  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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Parutions récentes :
•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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Faustine Vega

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